lettre du père d’entrecolles

254Lettres de quelques

beſoins ſpirituels de mes Néo-
phytes,
m’a donné lieu de m’in-
ſtruire
de la manière dont ſ’y fait
cette belle porcelaine qui eſt ſi
eſtimée, & qu’on tranſporte dans
toutes les parties du monde. Bien
que ma curioſité ne m’eût jamaiſ
porté à une ſemblable recherche,
j’ai cru cependant qu’une deſ-
cription un peu détaillée de tout
ce qui concerne ces ſortes d’ou-
vrages, ſeroit de quelque utili-
té en Europe.

Outre ce que j’en ai vu par
moi-même j’ai appris beau-
coup de particularités des Chré-
tiens, parmi leſquels il y en a
pluſieurs qui travaillent en por-
celaine, & d’autres qui en font
un grand commerce. Je me ſuis
encore aſſuré de la vérité des ré-
pons qu’ils ont faites à mes
queſtions, par la lecture des li-
vres chinois qui traitent de cet-

255Missionaires de la C. de J.

te matière ; & par ce moyen~là
je crois avoir acquis une connoiſ-
ſance aſſez exacte de toutes leſ
parties de ce bel art, pour en
parler avec quelque confiance.

Parmi ces livres, j’ai eu entre
les mains l’Hiſtoire ou les An-
nales de Feou leam, & j’ai lù
avec ſoin dans le quatrième To-
me l’article qui regarde la porce-
laine. King te tchting, qui dépend
de Feou leam, n’en eſt éloigné
que d’une bonne lieue; & Feou
leam eſt une ville de la dépen-
dance de Jao tcheou. C’eſt un uſa-
ge à la Chine, que chaque ville
imprime l’hiſtoire de ſon diſtrict :
cette hiſtoire comprend la ſitua-
tion, l’étendue, les limites &
la nature du pays, avec leſ
endroits les plus remarquables,
les mœurs de ſes habitans, leſ
perſonnes qui ſ’y ſont diſtinguéeſ
par les armes et par les lettres,

256Lettres de quelques

ou celles qui ont été d’une pro-
bité au-deſſus du commun. Leſ
femmes mêmes y ont leur place ;
celles, par exemple, qui par at-
tachement pour leur mari défunt
ont gardé la viduité. ſouvent
on achète l’honneur d’être cité
dans ces Annales. C’eſt pour-
quoi le mandarin avec ceux
dont il prend conſeil, les revoit
tous les quarante ans ou environ,
& alors il en retranche, où il y
ajoûte ce qu’il juge à propos.

On rapporte encore dans
cette Hiſtoire les événemens
extraordinaires, les prodigeſ
qui arrivent, les monſtres qui
naiſſent en certains tems : ce
qui arriva, par exemple, il n’y
a que deux ans à Fou tcheou, où
une femme accoucha d’un ſer-
pent qui la tetoit ; de même
ce qui ſe vit à King te tching, où
une truye mit bas un petit élé-

257Miſſonaires de la C. de J.

phant avec ſa trompe bien for-
mée, quoiqu’il n’y ait point d’é-
léphans dans le pays; ces faits
seront probablement rapporteſ
dans les annales de ces deux vil-
les. Peut-être même inettra-t-on
dans celles de Feou leam, qu’une
de nos Chrétiennes y accoucha
d’un fils au ſeizième mois de ſa
groſſeſſe.

Sur-tout, on marque dans ceſ
hiftoires les marchandiſes & leſ
autres denrées qui ſortent du
pays, ou qui ſ’y débitent. ſi la
Chine en général, ou ſi la ville
de Feou leam en particulier n’a-
voit pas été ſujette à tant de
révolutions différentes, j auroiſ
trouvé ſans doute ce que je cher-
chois dans ſon hiſtoire ſur l’ori-
gine de la porcelaine ; quoiqu’à
dire vrai c’eſt pour des Chinoiſ
que ſe ſont ces Recueils, & non
pas pour les Européans; & les

258Lettres de quelques

Chinois ne ſ’embarraſſent guèreſ
de ces ſortes de connoiſſances.

Les annales de Feou leam rap-
portent que depuis la ſeconde
année du règne de l’Empereur
Tang ou te de la Dynaſtie deſ
Tang, c’eſt à-dire, ſelon nous, de-
puis l’an 442 de Jeſuſ-Chriſt, leſ
ouvriers en porcelaine en ont
toûjours fourni aux Empereurs;
qu’uu ou deux Mandarins en-
voyés de la Cour préſidoient à
ce travail; on décrit enſuite fort
au long la lliUltitude & la va-
riété des logemens deſtinés dès
ces premiers tems, aux ouvriers
qui travailloient à la porcelaine
impériale : c’eſt tout ce que j’ai
trouvé ſur l’antiquité de ſon ori-
gine. Il eſt pourtant vraiſem-
blable qu’avant l’année 442, la
porcelaine avoit déja cours, &
que peu à peu elle a été portée
à un point de perfection, capa-

259Miſſionaires de la C. de J.

ble de déterminer les plus riches
Européans à ſ’en ſervir. On ne
dit point dit qui en a été l’inven-
teur, ni à quelle tentative, ou à
quel haſard on eſt redévable de
cette invention. Anciennement,
diſent les Annales, la porcelai-
ne étoit d’un blanc exquis, &
n’avoit nul défaut ; les ouvrageſ
qu’on en faiſoit, & qui ſe tranſ-
portoient dans les autres Royau-
mes, ne ſ’y appeloient pas au-
trement que les bijoux précieux
de Jao tcheou. Et plus bas on
ajoute: La belle porcelaine qui eſt
d’un blanc vif et éclatant, & d’un
beau bleu céleſte, ſort toute de
King te tching. Il ſ’en fait dans
d’au-tres endroits, mais elle eſt
bien différente, ſoit pour la cou-
leur, ſoit pour la fineſſe.

En effet , ſans parler des ouvra-
ges de poterie qui ſe font par
toute la Chine, & auſquels on

260Lettres de quelques

ne donne jamais le nom de por-
celaine, il y a quelques Provin-
ces, comme celle de Fou-Kien
& de Canton où l’on travaille en
porcelaine : mais les Etrangers
ne peuvent ſ’y méprendre : celle
de Fou-Kien eſt d’un blanc de
neige qui n’a nul éclat , & qui
n’eſt point mélangé de couleurs.
Des Ouvriers de King te tching y
portèrent autrefois tous leurs
matériaux , dans l’eſpérance d’y
faire un gain co nſidérable, à cau-
ſe du grand commerce que leſ
Européans font à Emouy ; maiſ
ce fut inutilement : ils ne purent
jamais y réuſſir. L’Empereur ré-
gnant, qui ne veut rien ignorer,
a fait conduire à Péking des Ou-
vriers en porcelaine, & tout ce
qui ſ’emploie pour ce travail ;
ils n’oublièrent rien pour réuſſir
ſous ſes yeux ; cependant, on
aſſure que leur ouvrage manqua.

261Miſſionaires de la C. de J.

Il ſe peut faire que des raiſons
d’intérêt ou de politique eurent
part à ce peu de ſuccès : quoi-
qu’il en ſoit, c’eſt uniquement
King te tching qui a l’honneur de
donner de la porcelaine à tou-
tes les parties du monde. Le Ja-
pon même en vient acheter à la
Chine.

Je ne puis me diſpenſer après
cela, mon R.P. de vous faire ici
la deſcription de King te tching.
Il ne lui manque qu’une encein-
te de murailles pour avoir le
nom de Ville, & pour être com-
paré aux Villes même de la
Chine les plus vaſtes et les pluſ
peuplées. Ces endroits nommés
tching qui ſont en petit nombre,
mais qui ſont d’un grand abord
& d’un grand commerce, n’ont
point coûtume d’avoir d’encein-
te, peut-être afin qu’on puiſſe
les étendre & les agrandir au-

262Lettres de quelques

tant que l’on veut ; peut-être
auſſi afin qu’il y ait plus de faci-
lité à embarquer et débarquer les
marchandiſes.

On compte à King te tching dix-
huit mille familles. Il y a de gros
Marchands dont le logement
occupe un vaſte eſpace, & con-
tient une multitude prodigieuſe
d’ouvriers ; auſſi dit-on commu-
nément qu’il y a plus d’un million
d’âmes , qu’il ſ’y conſomme cha-
que jour plus de dix mille char
ges de riz , & plus de mille co-
chons. Au reſte, King te tching a
une grande lieue de longueur
ſur le bord d’une belle rivière.
Ce n’eſt point un tas de maiſons,
comme on pourroit ſe l’imagi-
ner : les rues ſont tirées au cor-
deau, elles ſe coupent et ſe croi-
ſent à certaines diſtances, tout
le terrain y eſt occupé; les mai-
ſons n’y ſont même que trop

263Miſſionaires de la C. de J.

ſerrées , & les rues trop étroites :
en les traverſant, on croit être
au milieu d’une foire : on entend
de tous côtés les cris des Por-
tefaix qui ſe font faire paſſage.
On y voit un grand nombre de
Temples d’Idoles qui ont été
bâtis à beaucoup de frais. Un
riche Marchand , après avoir
traverſé de vaſtes mers pour ſon
commerce , a cru avoir échappé
d’un naufrage par la protection
de la Reine du Ciel, laquelle , à
ce qu’il dit , lui apparut au fort
de la tempête. Pour accomplir
le vœu qu’il fit alors, il vient de
mettre tout ſon bien à lui con-
ſtruire un Palais qui l’emporte
pour la magnificence ſur tous
les autres Temples. Dieu veuille
que ce que j’en ai dit à mes
Chrétiens ſe vérifie un jour , &
que ce temple devienne effecti-
vement une Baſilique dédiée à

264Lettres de quelques

la véritable Reine du Ciel. Ce
nouveau Temple a été bâti des
piaſtres amaſſées dans les Indes;
car cette monnaie Européane eſt
ici fort connue , & pour 1’em-
ployer dans le commerce, il n’eſt
pas néceſſaire de la fondre comme
on fait ailleurs.
La dépense eſt bien plus con-
sidérable à King te tching qu’à Jao
tcheou, parce qu’il faut faire ve-
nir d’ailleurs tout ce qui ſ’y con-
ſomme, & même jusſqu’au bois
néceſſaire pour entretenir le feu
des fourneaux. Cependant, non-
obſtant la cherté des vivres, King
te tching eſt l’aſyle d’une infinité
de pauvres familles qui n’ont
point de quoi ſubsiſter dans les
Villes des environs : on y trou-
ve de l’emploi pour les jeunes gens
& les personnes les moins robuſ-
tes. Il n’y a pas même juſqu’aux
aveugles & aux eſtropiés qui y

265Miſſionaires de la C. de J.

gagnets leur vie à broyer les
couleurs. Anciennement , dit
l’Hiſtoire de Feou leam, on ne
comptoit que 300 fourneaux à
porcelaine dans King te tching,
préſentement il y en a bien trois
mille. Il n’eſt pas ſurprenant
qu’on y voie ſouvent des incen-
dies : c’eſt pour cela que le Gé-
nie du feu y a pluſieurs Temples.
Le Mandarin d’aujourd’hui en
a élevé un qu’il lui a dédié, &
ce fut en ma co nſidération qu’il
exempta les Chrétiens de cer-
taines corvées, auſquelles on obli-
ges le ménu peuple, quand on
bâtit ces ſortes d’Edifices. Le
culte et les honneurs qu’on rend
à ce Génie, ne rendent pas les
embraſemens plus rares : il y a
peu de tems qu’il y eut huit
cens maiſons de brûlées : elles
ont dû être bientôt rétablies,
à en juger par la multitude des

266Lettres de quelques

Charpentiers & de Maçons qui
travailloient dans ce quartier.
Le profit qui ſe tire du louage
des boutiques , rend ces peuples
extrêmement actifs à réparer ces
ſortes de pertes.

King te tching eſt placé dans
une plaine environnée de hau-
tes montagnes : celle qui eſt à
l’Orient & contre laquelle il eſt
adoſſé, forme en dehors une eſ-
pèce de demi-cercle; les mon-
tagnes qui ſont à côté, donnent
iſſue à deux rivières qui ſe réu-
niſſent : l’une eſt aſſez petite,
mais l’autre fort grande , &
forme un beau Port de près d’u-
ne lieuë , dans un vaſte baſſin, où
elle perd beaucoup de ſa rapi-
dité. On voit quelquefois dans
ce vaſte eſpace juſqu’à deux ou
trois rangs de barques, à la queue
les unes des autres. Tel eſt le
ſpectacle qui ſe présente à la vue,

267Miſſionaires de la C. de J.

lorſqu’on entre par une des gor-
ges dans le Port: des tourbil-
lons da flamme & de fumée qui
s’élèvent en différeng endroits,
font d’abord remarquer l’éten-
due , la profondeur , & les con-
tours de King te tching : à l’entrée
de la nuit, on croit voir une vaſ-
te Ville toute en feu , ou bien
une grande fournaiſe,, qui a plu-
ſieurs ſoupiraux. Peut-être cette
enceinte de montagnes forme-
t-elle une ſituation propre aux
ouvrages de porcelaine.

On ſera étonné qu’un lieu ſi
peuplé, où il y a tant de richeſ-
ſes , où une infinité de barques
abondent tous les jours , & qui
n’eſt point fermé de murailles ,
ſoit cependant gouverné par un
ſeul Mandarin , ſans qu’il y ar-
rive le moindre déſordre. A la
vérité King te tching n’eſt qu’à
une lieue de Feou leam , & à 18.

268Lettres de quelques

lieues de Jao tcheou ; mais il faut
avouer que la police y eſt admi-
rable : chaque rue a un Chef
établi par le Mandarin; & ſi
elle eſt un peu longue, elle en
a pluſieurs ; chaque Chef a dix
Subalternes qui répondent cha-
cun de dix maiſons. Ils doivent
veiller au bon ordre, accourir
au premier tumulte , l’apaiſer,
en donner avis au Mandarin
ſous peine de la baſtonnade, qui
ſe donne ici fort libéralement.
Souvent même le Chef du quar-
tier a beau avertir du trouble
qui vient d’arriver , & aſſurer
qu’il a mis tout en œuvre pour
le calmer, on eſt toûjours diſpo-
ſé à juger qu’il y a de ſa faute,
& il eſt difficile qu’il échappe au
châtiment. Chaque rue a ſes
barricadesqui ſe ferment du
rant la nuit; les grandes rues
en ont pluſieurs. Un homme du

269Miſſionaires de la C. de J.

quartier veille à chaque barri-
cade, & il n’oƒeroit ouvrir la
porte de ſa barrière qu’à cer-
tains ſignaux. Outre cela, la ron-
de ſe fait ſouvent par le Man-
darin du lieu, & de tems en
tems par des Mandarins de
Feou leam. De plus, il n’eſt guè-
res permis aux étrangers de
coucher à King te tching : il faut,
ou qu’ils paſſent la nuit dans
leurs barques , ou qu’ils logent
chez des gens de leur connoiſ-
ſance qui répondent de leur
conduite. Cette police main-
tient tout dans l’ordre, & éta-
blit une ſûreté entière dans un
lieu, dont les richeſſes réveille-
roient la cupidité d’une infinité
de voleurs.

Après ce petit détail ſur la ſi-
tuation et ſur l’état présent de
King te tching, venons à la por-
celaine qui en fait toute la ri-

270Lettres de quelques

cheſſe. Ce que j’ai à vous en di-
re , mon R.P. , ſe réduit à ce qui
entre dans ſa composition , &
aux préparatifs qu on y appor-
te ; aux différentes eſpèces de
porcelaines, & à la manière de
les former ; à l’huile qui lui
donne de 1 éclat, & à ſes quali-
tés; aux couleurs qui en font
l’ornement, & à l’art de les ap-
pliquer ; à la cuiſſon, & aux me-
ſures qu’on prend pour lui don-
ner le degré de chaleur qui con-
vient. Enfin, je finirai par quel-
ques réflexions ſur la porcelaine
ancienne , ſur la moderne, &
ſur certaines choƒes qui rendent
impraticables aux Chinois les
ouvrages dont on a envoyé, &
dont on pourroit envoyer des
deſſins. Ces ouvrages , où il eſt
impoſſible de réuſſir à la Chi-
ne, ſe feroient peut-être facile-
ment en Europe, ſi l’on y trou-

271Miſſionaires de la C. de J.

voit les mêmes matériaux.
Avant que de commencer, ne
ſeroit-il pas à propos de détrom-
per ceux qui croiroient peut-
être que le nom de Porcelaine
vient d’un mot Chinois? A la vé-
rité , il y a des mots, quoiqu’en
petit nombre , qui ſont François
& Chinois tout enſemble. Ce
que nous appelons Thé, par
exemple, a pareillement le nom
de Thé dans la Province de Fo
Kien, quoiqu’il ſ’appelle tcha
dans la langue Mandarine. Pa
pa & Mama ſont auſſi des noms
qui, en certaines Provinces de la
Chine, & à King te tching en par-
ticulier, ſont dans la bouche des
enfans pour ſignifier pere, mere
& grand-mere. Mais pour ce
qui eſt du nom de porcelaine,
c’eſt ſi peu un mot Chinois,
qu’aucune des ſyllabes qui le
compoƒent, ne peut, ni être pro-

272Lettres de quelques

noncée ni être écrite par des
Chinois , ces ſons ne ſe trouvant
point dans leur langue. Il y a
apparence que c’eſt des Portu-
gais qu’on a pris ce nom; quoi-
que parmi eux porcellana ſignifie
proprement une taſſe ou une
écuelle , & que loça ſoit le nom
qu’ils donnent généralement à
tous les ouvrages que nous nom-
mons Porcelaine. L’uſage eſt
le maître des langues ; c’eſt à cha-
que Nation à nous apprendre
l’idée qu’elle attache à ſes mots.
La porcelaine ſ’appelle commu-
nément à la Chine tſeki.

La matière de la porcelaine
ſe compoƒe de deux ſortes de
terres, l’une appelée pe tun tſe,
& l’autre qu’on nomme kao lin.
Celle-ci eſt parſemée de cor-
puſcules qui ont quelque éclat;
l’autre eſt ſimplement blanche
& très fine au toucher. En mê-

273Miſſionaires de la C. de J.

me tems qu’un grand nombre
de groſſes barques remontent la
riviere, de Jao tcheou à King te
tching, pour ſe charger de porce-
laines, il y en deſcend de Ki
muen preſqu’autant de petites,
qui ſont chargées de pe tun tse
& de kao lin réduits en forme
de briques: car King te tching ne
produit aucun des matériaux
propres à la porcelaine. Les pe
tun tse, dont le grain eſt ſi fin , ne
ſont autre choƒe que des quar-
tiers de rochers qu’on tire des
carrières, & auxquels on donne
cette forme. Toute pierre n’y eſt
pas propre, ſans quoi il ſeroit
inutile d’en aller chercher à
vingt ou trente lieues dans la
Province voiſine. La bonne pier-
re , diſent les Chinois, doit tirer
un peu ſur le verd.

Voici quelle eſt la première
préparation. On ſe ſert d’une

274Lettres de quelques

maſſuë de fer pour briſer ces
quartiers de pierre, après quoi
on met les morceaux briſés dans
des mortiers ; & par le moyen
de certains léviers qui ont une
tête de pierre armée de fer, on
achève de les réduire en une
poudre très-fine. Ces léviers
jouent ſans ceſſe, ou par le tra-
vail des hommes, ou par le
moyen de l’eau, de la même
manière que font les martinets
dans les moulins a papier. On
prend enſuite cette pouſſière ,
on la jette dans une grande ur-
ne remplie d’eau, & on la remue
fortement avec une pelle de fer.
Quand on l’a laiſſé repoƒer quel-
ques momens, il ſurnage une eſ-
pèce de crème épaiſſe de qua-
tre à cinq doigts : on la lève, &
on la verse clans un autre vaſe
plein d’eau. On agite plu-
ſieurs fois l’eau de la première

275Miſſionaires de la C. de J.

urne , recueillant à chaque fois
le nuage qui ſ’eſt formé, juſqu’à
ce qu’il ne reſte plus que le gros
marc, que ſon poids précipite
d’abord : on le tire, & on le pile
de nouveau.
Au régard de la ſecondé urne,
où l’on a jeté ce qui a été re-
cueilli de la première, on attend
qu’il ſe ſoit formé au fond une
eſpèce de pâte : lorsque l’eau
paroît au-deſſus fort claire , on
la verse par inclination pour ne
pas troubler le ſédiment, & l’on
jette cette pâte dans de grands
moules propres à la ſécher : A-
vant qu’elle ſoit tout à fait dur-
cie, on la partage en petits car-
reaux qui ſ’achètent par centai-
nes. Cette ligure & ſa couleur
lui ont fait donner le nom de
pe tun tse.

Les moules où ſe jette cette
pâte, ſont des eſpèces de caiſ-

276Lettres de quelques

ſes fort grandes & fort larges.
Le fond eſt rempli de briques
placées ſelon leur hauteur, de
telle ſorte que la ſuperficie ſoit
égale. ſur ce lit de briques ai nſi
rangées, on étend une groſſe toi-
le qui remplit la capacité de la
caiſſe. Alors- on y verſe la ma-
tière, qu’on couvre peu après
d’une autre toile, ſur laquelle
on met un lit de briques cou-
chées de plat les unes auprès des
autres : tout cela ſert à exprimer
l’eau plus promptement, ſans
que rien ſe perde de la matière
de la porcelaine, qui en ſe dur-
ciſſant, reçoit aiſément la figure
des briques. Il n’y auroit rien à
ajouter à ce travail, ſi les Chi-
nois n’étoient pas accoutumés
à altérer leurs marchandiſes :
mais des gens qui roulent de pe-
tits grains de pâte dans la pouſ-
ſière de poivre pour les en cou-

277Miſſionaires de la C. de J.

vrir, & les mêler avec du poi-
vre véritable, n’ont garde de
vendre des pe tun tse , ſans y mê-
ler du marc : c’eſt pourquoi on
eſt obligé de les purifier encore
à King te tching, avant que de les
mettre en œuvre.

Le kao lin qui entre dans la
composition de la porcelaine,
demande un peu moins de tra-
vail que les pe tun tse : la nature
y a plus de part. On en trouve
des mines dans le ſein de certai-
nes montagnes, qui ſont cou-
vertes au-dehors, d’une terre
rougeâtre. Ces mines ſont aſſez
profondes : on y trouve par gru-
meaux la matière en queſtion,
dont on fait des quartiers en
forme de carreaux, en obſer-
vant la même méthode que j’ai
marquée, par rapport aux pe tun
tse. Je ne ferois pas difficulté de
croire que la terre blanche de

278Lettres de quelques

Malthe, qu’on appelle la terre
de ſaint Paul, auroit dans ſa ma-
trice beaucoup de rapport avec
le kao lin dont je parle , quoi-
qu’on n’y remarque pas les peti-
tes parties argentées, dont eſt
ſemé le kao lin. <
C’eſt du kao lin que la porce-
laine fine tire toute ſa fermeté :
il en eſt comme les nerfs. ai nſi
c’eſt le mélange d’une terre
molle qui donne de la force aux
pe tun tse, leſquels ſe tirent des
plus durs rochers. Un riche Mar-
chand m’a conté que des An-
glais ou des Hollandais ( car le
nom Chinois eſt commun aux
deux Nations) firent acheter, il
y a quelques années des pe tun
tse qu’ils emportèrent dans leur
pays, pour y faire de la por-
celaine; mais que n’ayant point
pris de kao lin, leur entrepriſe
échoua, comme ils l’ont avoué

279Miſſionaires de la C. de J.

depuis. ſur quoi, le Marchand
Chinois mediſoit en riant: ils
vouloient avoir un corps dont
les chairs ſe ſoutinſſent ſans oſ-
ſemens.

Outre les barques chargées de
pe tun tse & de kao lin, dont le ri-
vage de King te tching eſt bordé,
on en trouve d’autres remplies
d’une ſubstance blanchâtre &
liquide. Je ſçavois depuis long
tems que cette ſubſtance étoit
l’huile qui donne à la porcelai-
ne ſa blancheur & ſon éclat;
mais j en ignorois la compoſi-
tion que j’ai enfin appriſe. Il me
ſemble que le nom Chinois yeou,
qui ſe donne aux différentes ſor-
tes d’huiles, convient moins à la
liqueur dont je parle, que celui
de tſi, qui ſignifie vernis, & je
crois que c’eſt ai nſi qu’on l’ap-
pelleroit en Europe. Cette huile
ou ce vernis ſe tire de la pierre

280Lettres de quelques

la plus dure, ce qui n’eſt pas ſur-
prenant, puiſqu’on prétend que
les I pierres ſe forment principale-
ment des ſels et des huiles de la
terre qui ſe mêlent & qui ſ’u-
niſſent étroitement enſemble.

Quoique l’eſpèce de pierre
dont ſe font les pe tun tse, puiſſe
être employée indifféremment
pour en tirer de l’huile, on fait
choix pourtant de celle qui eſt
la plus blanche, & dont les ta-
ches ſont les plus vertes. L’Hiſ-
toire de Feou leam, bien qu’elle
ne deſcende pas dans le détail,
dit que la bonne pierre pour
l’huile, eſt celle qui a des taches
ſemblables à la couleur de la
feuille de cyprés, pe chu ye pan,
ou qui a des marques rouſſes ſur
un fond un peu brun, à peu près
comme la linaire ju tchi ma tam.
Il faut d abord bien laver cette
pierre, après quoi on y appor-

281Miſſionaires de la C. de J.

te les mêmes préparations que
pour les pe tun tse : quand on a
dans la ſeconde urne, ce qui a
été tiré de plus pur de la pre-
mière après toutes les façons
ordinaires, ſur cent livres ou en-
viron de cette crême, on jette
une livre de pierre ou d’un mi-
néral ſemblable à l’alun, nom-
che kao : il faut le faire rou-
gir au feu , & enſuite le piler :
c’eſt comme la préſure qui lui
donne de la co nſiſtance, quoi-
qu’on ait ſoin de l’entretenir
toûjours liquide.

Cette huile de pierre ne ſ’em-
ploie jamais ſeule; on y en mê-
le une autre qui en eſt comme
l âme. En voici la compoſition :
on prend de gros quartiers de
chaux vive, ſur leſquels on jette
avec la main un peu d’eau pour
les diſſoudre, & les réduire en
poudre. enſuite on fait une cou-

282Lettres de quelques

che de fougère ſèche, ſur la-
quelle on met une autre couche
de chaux amortie. On en met
ai nſi pluſieurs alternativement
les unes ſur les autres, après
quoi on met le feu à la fougère.
Lorſque tout eſt conſumé, l’on
partage ces cendres ſur de nou-
velles couches de fougère ſèche :
cela ſe fait au moins cinq ou ſix
fois de ſuite, on peut le faire
plus ſouvent, & l’huile en eſt
meilleure. Autrefois, dit l’Hiſ-
toire de Feou leam, outre la fou-
gère, on y employoit le bois d’un
arbre dont le fruit ſ’appelle se
tſe : à en juger par l’âcreté du
fruit quand il n’eſt pas meur,
& par ſon petit couronnement,
je croirois que c’eſt une eſpèce
de neffle : on ne ſ’en ſert plus
maintenant, à ce que m ont dit
mes Néophytes, apparemment
parce qu’il eſt devenu fort rare

283Miſſionaires de la C. de J.

en ce pays-ci. Peut-être eſt-ce
faute de ce bois que la porce-
laine qui ſe fait maintenant, n’eſt
pas ſi belle que. celle des pre-
miers tems. La nature de la
chaux & de la fougère contri-
bue auſſi à la bonté de l’huile,
& j’ai remarqué que celle qui
vient de certains endroits, eſt
bien plus eſtimée que celle qui
vient d’ailleurs.

Quand on a des cendres de
chaux & de fougère juſqu à une
certaine quantité, on les jette
dans une urne pleine d’eau. ſur
cent livres, il faut y diſſoudre
une livre de che kao, bien agiter
cette mixtion, enſuite la laiſſer
repoƒer juſqu’à ce qu’il paroiſſe
ſur la ſurface un nuage ou une
croûte qu’on ramaſſe, & qu’on
jette dans une ſeconde urne, &
cela à pluſieurs repriſes. Quand
il ſ’eſt formé une eſpèce de pâ-

284Lettres de quelques

te au fond de la ſeconde urne,
on en verse l’eau par inclination;
on conserve ce fond liquide,
& c’eſt la ſeconde huile qui doit
ſe mêler avec la précédente.
Pour un juſte mêlange , il faut
que ces deux eſpèces de purées
ſoient également épaiſſes: afin
d’en juger, on plonge à diverſes
repriſes dans l’une & dans l’au-
tre de petits carreaux de pe tun
tse ; en les retirant on voit ſur
leur ſuperficie, ſi l’épaiſſiſſement
eſt égal de part & d’autre. Voi-
là ce qui regarde la qualité de
ces deux ſortes d’huiles. Pour ce
qui eſt de la quantité, le mieux
qu’on puiſſe faire, c’eſt de mê-
ler dix meſures d’huile de pier-
re, avec une meſure d’huile fai-
te de cendre de chaux et de fou-
gére : ceux qui l’épargnent, n’en
mettent jamais moins de trois
meſures. Les Marchands qui

285Miſſionaires de la C. de J.

vendent cette huile, pour peu
qu’ils aient d’inclination à trom-
per, ne ſont pas fort embarraſſés
à en augmenter le volume : ils
n’ont qu’à jeter de l’eau dans
cette huile, & pour couvrir leur
fraude, y ajouter du che kao à
proportion, qui empêche la ma-
tière d’être trop liquide.

Avant que d’expliquer la ma-
nière dont cette huile ou plû-
tôt ce vernis ſ’applique, il eſt à
propos de décrire comment ſe
forme la porcelaine. Je com-
mence d’abord par le travail
qui ſe fait dans les endroits les
moins fréquentés de King te
tching. Là, dans une enceinte de
murailles, ſont bâtis de vaſtes a-
pentis, où l’on voit étage ſur
étage un grand nombre d’urnes
de terre. C’eſt dans cette encein-
te que demeurent & travaillent
une infinité d’ouvriers, qui ont

286Lettres de quelques

chacun leur tâche marquée.
Une pièce de porcelaine, avant
que d’en ſortir pour être por-
tée au fourneau, paſſe par les
mains de plus de vingt perſon-
nes , & cela ſans confuſion. On
a ſans doute éprouvé que l’ou-
vrage ſe fait ai nſi beaucoup plus
vite.

Le premier travail co nſiſte à
purifier de nouveau le pe tun tse
& le kao lin du marc qui y reſte
quand on les achète. On briſe le
pe tun tse & on le jette dans
une urne pleine d’eau; enſuite,
avec une large eſpatule , on aché-
ve en remuant de le diſſoudre :
on le laiſſe repoſer quelques
momens, après quoi on ramaſ-
ſe ce qui ſurnage, & ai nſi du re-
te, de la manière qui a été ex-
pliquée ci-deſſus.

Pour ce qui eſt des pièces de
kao lin , il n’eſt pas néceſſaire de

287Miſſionaires de la C. de J.

les briſer : on les met tout ſim-
plement dans un panier fort
lair, qu’on enfonce dans une
urne remplie d’eau : le kao lin
s’y fond aiſément de lui-même.
Il reſte d’ordinaire un marc qu’il
faut jeter. Au bout d’un an ces
rebuts ſ’accumulent, & font de
grands monceaux d’un ſable
blanc & ſpongieux , dont il faut
vider le lieu où l’on travaille.
Ces deux matières de pe tun tse
& de kao lin ainſi préparées , il
en faut faire un juſte mêlange:
on met autant de kao lin que de
pe tun tse pour les porcelaines fi-
nes: pour les moyennes, on em-
ploiye quatre quarts de kao lin ſur
ſix de pe tun tse. Le moins qu’on
en mette c’eſt une part de kao
lin ſur trois de pe tun tse.

Après ce preinier travail, on
jette cette maſſe dans un grand
creux, bien pavé & cimenté de

288Lettres de quelques

toutes parts: puis on la foule, &
on la pétrit juſqu’à ce qu elle
ſe durciſſe; ce travail eſt fort
rude : ceux des Chrétiens qui
y ſont employés ont de la pei-
ne à ſe rendre à l’Egliſe ; ils ne
peuvent en obtenir la permiſ-
ſion , qu en ſubſtituant quelques
autres en leur place, parce que
dès que ce travail manque, tous
les autres ouvriers ſont arrêtes.

De cette maſſe ai nſi préparée,
on tire différens morceaux qu’on
étend ſur de larges ardoiſes. Là
on les pétrit & on les roule en
tous les ſens, obſervant ſoigneu-
ſement qu’il ne ſ’y trouve aucun
vuide, ou q-u ’il ne ſ ’y mêle au-
cun corps étranger. Un cheveu,
un grain de ſable perdrait tout
l’ouvrage. Faute de bien façon-
ner cette maſſe, la porcelaine
ſe fêle, éclaté , coule, & ſe dé-
jette. C’eſt de ces premiers élé-

289Miſſionaires de la C. de J.

mens que ſortent tant de beaux
ouvrages de porcelaine , dont
les uns ſe font à la roue, les au-
tres ſe font uniquement ſur des
moules, & ſe perfectionnent en-
suite avec le ciſeau.

Tous les ouvrages unis ſe font
de la première façon. Une taſſe,
par exemple, quand elle ſort de
deſſus la roue, n’eſt qu’une eſ-
pèce de calotte imparfaite , à
peu près comme le deſſus d’un
chapeau qui n a pas encore été
appliqué ſur la forme. L’ouvrier
lui donne d abord le diamètre
& la hauteur qu’on ſouhaite ,
& elle ſort de ſes mains preſque
auſſi-tôt au il l’a commencée :
car il n’a que trois deniers de
gain par planche, & chaque
planche eſt garnie de 26 pièces.
Le pied de la taſſe n’eſt alors
qu’un morceau de terre de la
groſſeur du diamètre qu’il doit

290Lettres de quelques

avoir, & qui ſe creuſe avec le ci-
ſeau , lorsque la taſſe eſt ſèche ,
& qu’elle a de la co nſiſtance ;
c’eſt-à-dire, après qu’elle a re-
çu tous les ornemens qu’on veut
lui donner. Effectivement, cette
taſſe, au ſortir de la roue, eſt d’a-
bord reçûe par un ſecond ou-
vrier qui l’aſſied ſur ſa baſe. Peu
après, elle eſt livrée a un troiſié-
me qui l’applique ſur ſon mou-
le & lui en imprime la figure.
Ce moule eſt ſur une eſpèce de
tour. Un quatrième ouvrier po-
lit cette taſſe avec le ciſeau, ſur-
tout vers les bords, & la rend
déliée autant qu’il eſt néceſſaire
pour lui donner de la tranſpa-
rence : il la racle à pluſieurs re-
priſes, la mouillant chaque fois
tant ſoit peu ſi elle eſt trop ſè-
che , de peur qu’elle ne ſe briſe.
Quand on retire la taſſe de deſ-
ſus le moule, il faut la rouler

291Miſſionaires de la C. de J.

doucement ſur ce même moule
ſans la preſſer plus d’un côté
que de l’autre, ſans quoi il ſ’y
fait des cavités, ou bien elle ſe
déjette. Il eſt ſurprenant de voir
avec quelle vîteſſe ces vaſes
paſſent par tant de différentes
mains. On dit qu’une pièce de
porcelaine cuite a paſſé par les
mains de ſoixante-dix ouvriers.
Je n’ai pas de peine à le croire
après ce que j’en ai vû moi-
même : car ces grands labora-
toires ont été ſouvent pour moi
comme une eſpèce d’Aréopage,
où j’ai annoncé celui qui a fo-
mé le premier homme du limon,
& des mains duquel nous ſortons
pour devenir des vaſes de gloire
ou d’ignominie.

Les grandes pièces de porce-
laine ſe font à deux fois; une
moitié eſt élevée ſur la roue par
trois ou| quatre hommes qui la

292Lettres de quelques

ſoutiennent chacun de ſon côté
pour lui donner ſa figure : l’au-
tre moitié étant’ ; preſque ſèche
s’y applique : on l’y unit avec la
matiére même de la porcelai-
ne délayée dans l’eau, qui ſert
comme de mortier ou de colle.
Quand ces pièces ai nſi collées
ſont tout à fait ſèches, on polit
avec le couteau, en dedans & en
dehors, l’endroit de la réunion,
qui par le moyen du vernis dont
on le couvre, ſ’égale avec tout
le reſte. C’eſt ai nſi qu’on appli-
que aux vaſes des anſes, des
oreilles, & d’autres pièces rap-
portées. Ceci regarde principa-
lement la porcelaine qu’on for-
me ſur les moules ou entre les
mains; telles que ſont les pièces
canelées ou celles qui ſont d’u-
ne figure bizarre, comme les ani-
maux, les groteſques, les Ido-
les, les buſtes que les Européans

293Miſſionaires de la C. de J.

ordonnent, & d’autres ſembla-
bles. Ces ſortes d’ouvrages mou-
lés ſe font en trois ou quatre
pièces qu’on ajoute les unes aux
autres, & que l’on perfectionne
enſuite avec des inſtrumens pro-
pres à creuſer, à polir, & à re-
chercher différens traits qui é-
chappent au moule. Pour ce qui
eſt des fleurs & des autres orne-
mens qui ne ſont point en relief,
mais qui ſont comme gravées ,
on les applique ſur la porcelaine
avec des cachets & des moules:
on y applique auſſi des reliefs
tout préparés, de la même ma-
nière à peu près qu’on applique
des galons d’or ſur un habit.

Voici ce que j’ai vû depuis
peu touchant ces ſortes de mou-
les. Quand on a le modéle de la
pièce de porcelaine qu’on deſi-
re, & qui ne peut ſ’imiter ſur la
roue entre les mains du Potier,

294Lettres de quelques

on applique ſur ce modéle de la
terre propre pour les moules :
cette terre ſ’y imprime, & le
moule ſe fait de pluſieurs pié-
ces, dont chacune eſt d’un aſſez
gros volume : on le ’laiſſe’ dur-
cir quand la figure y eſt impri-
mée. Lorsqu’on veut ſ’en ſer-
vir, on l’approche du feu pen-
dant quelque tems, après quoi
on le remplit de la matière de
porcelaine à proportion de l’é-
paiſſeur qu’on veut lui donner :
on preſſe avec la main dans tous
les endroits; puis on préſente
un moment le moule au feu.
Auſſi-tôt la figure empreinte ſe
détache du moule par 1 action
du feu, qui conſume un peu
de l’humidité qui colloit cette
matière ait moule. Les différentes
pièces d’un tout tirées ſéparé-
ment, ſe réuniſſent enſuite avec
de la matière de porcelaine un

295Miſſionaires de la C. de J.

peu liquide. J’ai vu faire ai nſi
des figures d’animaux qui é-
toient toutes maſſives : on avoit
laiſſé durcir cette maſſe, & on
lui avoit donné enſuite la figu-
re qu’on ſe propoſoit; après
quoi on la perfectionnoit avec
le ciſeau, ou l’on y ajoûtoit des
parties travaillées ſéparément.
Ces ſortes d’ouvrages ſe font
avec grand ſoin ; tout y eſt re-
cherché. Quand • l’ouvrage eſt
fini, on lui donne le vernis, &
on le cuit : on le peint enſuite,
ſi l’on veut, de diverſes couleurs,
& on y applique l’or ; puis on le
cuit une ſeconde fois. Des pié-
ces de porcelaine, ai nſi travail-
lées, ſe vendent extrêmement
cher. Tous ces ouvrages doivent
être mis à couvert du froid :
l’humidité les fait éclater ,
quand ils ne ſèchent pas égale
ment. C’eſt pour parer à cet in-

296Lettres de quelques

convénient, qu’on fait quelque-
fois du feu dans ces laboratoi-
res.

Ces moules ſe font d’une terre
jaune, graſſe, & qui eſt comme
en grumeaux : je la crois aſſez
commune, on la tire d’un en-
droit qui n’eſt pas éloigné de
King te tching. Cette terre ſe paî-
trit, & quand elle eſt bien liée
& un peu durcie, on en prend
la quantité néceſſaire pour un
moule, & on la bat fortement.
Quand bn lui a donné la figure
qu’on ſouhaite , on la laiſſe ſé-
cher ; après quoi on la façonne
ſur le tour. Ce travail ſe paye
chèrement. Pour expédier un
ouvrage de commande, on fait
un grand nombre de moules,
afin que pluſieurs troupes d’ou-
vriers travaillent à la fois. Quand
on a ſoin de ces moules, ils du-
rent très-long-tems. Un Mar-

297Miſſionaires de la C. de J.

chand qui en a de tout prêts
pour les ouvrages de porcelaine
qu’un Européan demande, peut
donner ſa marchandiſe bien
plûtôt, à meilleur marché, &
faire un gain plus co nſidérable
qu’un autre qui auroit à faiere ces
moules. ſ’il arrive que ces mou-
les ſ’écorchent ou qu’il ſ’y faſſe
la moindre brêche, ils ne ſont
plus en état de ſervir, ſi ce n’eſt
pour des porcelaines de la même
figure, mais d’un plus petit volu-
me. On les met alors ſur le tour,
& on les rabotte, afin qu’ils puiſ-
ſent ſervir une ſeconde fois.

Il eſt tems d’ennoblir la por-
celaine en la faiſant paſſer entre
les mains des Peintres. Ces Hoa
pei, ou Peintres de porcelaine ne
ſont guéres moins gueux que les
autres ouvriers : il n’y a pas de-
quoi ſ’en étonner, puiſqu’à la
réſerve de quelques-uns d’eux,

298Lettres de quelques

ils ne pourroient paſſer en Eu-
rope que pour des apprentis de
quelques mois. Toute la ſcience
de ces Peintres, & en général
de tous les Peintres Chinois ,
n’eſt fondée ſur aucun principe,
& ne conſiſte que dans une ce-
taine routine aidée d’un tour
d’imagination aſſez bornée. Ils
ignorent toutes les belles régles
de cet art. Il faut avouer pour-
tant qu’ils peignent des fleurs,
des animaux, & des paysages qui
ſe font admirer ſur la porcelaine,
auſſi-bien que ſur les éventails
& ſur les lanternes d’une gaſe
très-fine.

Le travail de la peinture eſt
partagé dans un même labora-
toire entre un grand nombre
d’ouvriers. L’un a ſoin unique-
ment de former le premier cer-
cle coloré qu’on voit près des
bords de la porcelaine, l’autre

299Miſſionaires de la C. de J.

trace des fleurs que peint un troi-
ſiéme : celui-ci eſt pour les eaux
& pour les montagnes; celui-là pour
les oiſeaux & pour les autres
animaux. Les figures humaines
ſont d’ordinaire les plus maltrai-
tées ; certains paysages et cer-
tains plans de ville enluminés
qu’on apporte d’Europe à la Chi-
ne, ne nous permettent pas de
railler les Chinois, ſur la manière
dont ils ſe représentent dans leurs
peintures.

Pour ce qui eſt des couleurs de
la porcelaine, il y en a de tou-
tes les ſortes. On n’en voit guères
en Europe que de celle qui eſt
d’un bleu vif ſur un fond blanc.
Je crois pourtant que nos Mar-
chands v en ont apporté d’au-
tres. Il ſ’en trouve dont le fond
eſt ſemblable à celui de nos mi-
roirs ardens : il y en a d’entière-
ment rouges, & parmi celles-là,

300Lettres de quelques

les unes ſont d’un rouge à l’hui-
le, yeou li hum ; les autres ſont
d’un rouge ſoufflé, tchoui hum ,
& ſont ſemées de petits points à
peu près comme nos mignatures.
Quand ces deux ſortes d’ouvra-
ges réuſſiſſent dans leur perfec-
tion , ce qui eſt aſſez difficile, ils
ſont infiniment eſtimés & extré-
mement chers.

Enfin , il y a des porcelaines où
les paysages qui y ſont peints,
ſe forment du mêlange de preſ-
que toutes les couleurs relevées
par l’éclat de la dorure. Elles
ſont fort belles, ſi l’on y fait de
la dépenſe : autrement la porce-
laine ordinaire de cette eſpéce,
n’eſt pas comparable à celle qui
eſt peinte avec le ſeul azur. Les
Annales de King te tching diſent
qu’anciennement le peuple ne ſe
ſervoit que de porcelaine blan-
che : c’eſt apparemment parce

301Miſſionaires de la C. de J.

qu’on n’avoit pas trouvé aux
environs de Jao tcheou un azur
moins précieux que celui qu’on
employe pour la belle porcelai-
ne , lequel vient de loin & ſe vend
aſſez cher.

On raconte qu’un Marchand
de porcelaine ayant fait naufra-
ge ſur une côte déſerte, y trou-
va beaucoup plus de richeſſes
qu’il n’en avoit perdu. Comme
il erroit ſur la côte, tandis que
l’équipage ſe faiſoit un petit bâ-
timent des débris du vaiſſeau,
il aperçut que les pierres pro-
pres à faire le plus bel azur, y é-
toient très-communes : il en ap-
porta avec lui une groſſe char-
ge; & jamais, dit-on, on ne vit
à King te tching de ſi bel azur. Ce
fut vainement que le Marchand
Chinois ſ efforça dans la ſuite de
retrouver cette côte où le ha-
zard l’avoit conduit.

302Lettres de quelques

 Telle eſt la manière dont l’a

zur ſe prépare : on l’enſevelit
dans le gravier qui eſt à la hau-
teur d’un demi-pied dans le four-
neau; il ſ’y rôtit durant 24 heu-
res, enſuite on le réduit en une
poudre impalpable, ainſi que les
autres couleurs, non ſur le mar-
bre, mais dans de grands mor-
tiers de porcelaine, dont le fond
eſt ſans vernis, de même que la
tête du pilon qui ſert à broyer.

Le rouge ſe fait avec la cou-
peroƒe, tsao fan : peut-être les
Chinois ont-ils en cela quelque
choƒe de particulier ; c’eſt pour-
quoi je vais rapporter leur mé-
thode. On met une livre de cou-
peroƒe dans un creuſet qu’on lut-
te bien avec un ſecond creuſet;
au-deſſus de celui-ci eſt une
petite ouverture, qui ſe cou-
vre de telle ſorte qu’on puiſſe
aiſément la découvrir, s’il en eſt

303Miſſionaires de la C. de J.

beſoin. On environne le tout de
charbon à grand feu, & pour
avoir un plus grand réverbère, on
fait un circuit de briques. Tan-
dis que la fumée ſ’élève fort noi-
re, la matière n’eſt pas encore
en état; mais elle l’eſt auſſi-tôt
qu’il ſort une eſpèce de petit
nuage fin & délié. Alors on
prend un peu de cette matière,
on la délaye dans l’eau, & on en
fait l’épreuve ſur du ſapin. S’il
en ſort un beau rouge , on retire
le braſier qui environne & cou-
vre en partie le creuſet. Quand
out eſt refroidi, on trouve un
petit pain de ce rouge qui ſ’eſt
formé au bas du creuſet. Le rou-
ge le plus fin eſt attaché au creu-
ſet d’enhaut. Une livre de cou-
peroƒe donne quatre onces du
rouge dont on peint la porce-
laine.

Bien que la porcelaine ſoit

304Lettres de quelques

blanche de ſa nature, & que
l’huile qu’on lui donne ſerve en-
core à augmenter ſa blancheur;
cependant il y a de certaines fi-
gures, en faveur deſquelles on
applique un blanc particulier ſur
la porcelaine qui eſt peinte de
différentes couleurs. Ce blanc
ſe fait d’une poudre de caillou
transparent, qui ſe calcine au
fourneau, de même que l’azur.
Sur demi-once de cette pou-
dre, on met une once de céruſe
pulvériſée : c’eſt auſſi ce qui en-
tre dans le mélange des cou-
leurs ; par exemple, pour faire le
verd, à une once de céruſe & à
une demi-once de poudre de
caillou, on ajoûte trois onces
de ce qu’on nomme tom hoa pien.
Je croirois, ſur les indices que
j’en ai, que ce ſont les ſcories
les plus pures du cuivre qu’on a
battu.

305Miſſionaires de la C. de J.

 Le verd préparé devient la

matrice du violet, qui ſe fait en
y ajoutant une doſe de blanc.
On met plus de verd préparé à
proportion qu’on veut le violet
plus foncé. Le jaune ſe fait en
prenant ſept dragmes du blanc
préparé comme je l’ai dit, auſ-
Quelles on ajoute trois dragmes
du rouge de couperoƒe. Toutes
ces couleurs appliquées ſur la
porcelaine déjà cuite, après avoir
été huilée, ne paroiſſent ver-
tes, violettes , jaunes ou rou-
ges, qu’après une ſeconde cuiſſon
qu’on leur donne. Ces diverſes
couleurs ſ’appliquent, dit le Li-
vre Chinois, avec la ceruſe, le
ſalpêtre, & la couperoƒe. Les
Chrétiens qui ſont du métier,
ne m’ont parlé que de la ceru-
ſe , qui ſe mêle avec la couleur
quand on la diſſoud dans l’eau
gommée.

306Lettres de quelques

 Le rouge appliqué à l’huile ſe

prépare en mêlant le rouge tom
lou hum, ou même le rouge dont
je viens de parler, avec l’huile
ordinaire de la porce- j laine, &
avec une autre huile faite de
cailloux blancs, préparée comme
la première eſpèce d’huile : on
ne m’a pas ſçu dire la quantité
de l’une e& de l’autre, ni com-
bien on délayoit de rouge dans
ce mêlange d’huiles : divers eſ-
ſais peuvent découvrir le ſecret.
On laiſſe enſuite ſécher la po-
celaine, & on la cuit au fourneau
ordinaire. ſi après la cuiſſon le
rouge ſort pur & brillant, ſans
qu’il y paroiſſe la moindre ta-
che, c’eſt alors qu’on a atteint
la perfection de l’art. Ces porce-
laines ne résonnent point lorſ-
qu’on les frappe.

L’autre eſpèce de rouge ſouf-
flé ſe fait ainſi. On a du rouge

307Miſſionaires de la C. de J.

tout préparé; on prend un tuyau
dont line des ouvertures eſt cou-
verte d’une gaſe fort ſerrée ; on
applique doucement le bas du
tuyau ſur la couleur dont la ga-
ſe ſe charge, après quoi on ſouf-
fle dans le tuyau contre la por-
celaine, qui ſe trouve enſuite
toute ſemée de petits points rou-
ges. Cette sorte de porcelaine
eſt encore plus chère & plus rare
que la précédente , parce que
l’exécution en eſt plus difficile,
ſi l’on y veut garder toutes les
proportions requiſes.

La porcelaine noire a auſſi ſon
prix et ſa beauté; on l’appelle
ou mien. Ce noir eſt plombé &
ſemblable à celui de nos miroirs
ardens. L’or qu’on y met lui
donne un nouvel agrément. On
donne la couleur noire à la por-
celaine lorsqu’elle eſt ſèche, &
pour cela on mêle trois onces

308Lettres de quelques

d’azur avec ſept onces d’huile
ordinaire de pierre. Les épreu-
ves apprennent au juſte quel doit
être ce mêlange , ſelon la cou-
leur plus ou moins foncée qu’on
veut lui donner. Lorſque cette
couleur eſt ſèche, on cuit la por-
celaine; après quoi on y appli-
que l’or, & on la recuit de nou-
veau dans un fourneau particu-
lier.

Il ſe fait ici une antre ſorte de
porcelaine que je n’avois pas en-
core vûe ; elle eſt toute percée à
jour en forme de découpure :
au milieu eſt une coupe propre
à contenir la liqueur. La coupe
ne fait qu’uu corps avec la dé-
coupure. J’ai vu d’autres por-
celaines où des Dames Chinoi-
ſes & Tartares étoient peintes
au naturel. La draperie , le teint
& les traits du viſage, tout y é-
toit recherché. De loin on eût

309Miſſionaires de la C. de J.

pris ces ouvrages pour de l’é-
mail.

Il eſt à remarquer que quand
on ne donne point m d’autre huile
à la porcelaine que celle qui ſe
fait de cailloux blancs, cette
porcelaine devient d’une eſpèce
particulière, qui ſ’appelle ici
tſou ki. Elle eſt toute marbrée,
& coupée en tout ſens d’une
infinité de veines : de loin on la
prendroit pour une porcelaine
briſée, dont toutes les pièces de-
meurent dans leur place ; c’eſt
comme un ouvrage à la Mosaï-
que. La couleur que donne cet-
te huile, eſt un blanc un peu
cendré. Si la porcelaine eſt tou-
te azurée, & qu’on lui donne
cette huile, elle paroîtra égale-
ment coupée & marbrée, lorsque
la couleur ſera ſèche.

Quand on veut appliquer l’or,
on le broie, & on le diſſoud au

310Lettres de quelques

fond d’une porcelaine , juſqu’à ce
qu’on voie au-deſſous de l’eau
un petit ciel d’or. On le laiſſe ſé-
cher, & lorsqu’on doit l’em-
ployer, on le diſſout par par-
tie dans une quantité ſuffiſante
d’eau gommée : avec trente par-
ties d’or on incorpore trois par-
ties de céruſe, & on l’applique
ſur la porcelaine de même que
les couleurs.

Enfin, il y a une eſpèce de por-
celaine qui ſe fait de la manière
ſuivante: On lui donne le vernis
ordinaire, on la fait cuire, en-
ſuite on la peint de diverses cou-
leurs et on la cuit de nouveau.
C’eſt quelquefois à deſſein qu’on
réserve la peinture après la pre-
miére cuiſſon : quelquefois auſſi
on n’a recours à cette ſeconde
cuiſſon, que pour cacher les dé-
fauts de la porcelaine, en appli-
quant des couleurs dans les en-

311Miſſionaires de la C. de J.

droits défectueux. Cette porce-
laine qui eſt chargée de couleurs,
ne laiſſe pas d’être au goût de
bien des gens. Il arrive d’ordi-
naire qu’on’ ſent des inégalités
ſur ces ſortes de porcelaines, ſoit
que cela vienne du peu d’habi-
leté de l’ouvrier, ſoit que cela
ait été néceſſaire pour ſuppléer
aux ombres de la peinture, ou
bien qu’on ait voulu couvrir les
défauts du corps de la porce-
laine. Quand la peinture eſt ſé-
che auſſi bien que la dorure,s’il
y en a, on fait des piles de ces
porcelaines, & mettant les peti-
tes dans les grandes, on les ran-
ge dans le fourneau.

Ces ſortes de fourneaux peu-
vent être de fer, quand ils ſont
petits; mais d’ordinaire ils ſont
de terre. Celui que j’ai vû étoit
de la hauteur d’un homme, &
preſque auſſi large que nos plus

312Lettres de quelques

grands tonneaux de vin : il étoit
fait de pluſieurs pièces, de la ma-
tière même dont on fait les
caiſſes de la porcelaine; c’étoit
de grands quartiers épais d’un
travers de doigt, hauts d’un
pied, & longs d’un pied et demi.
Avant que de les cuire on leur
avoit donné une figure propre à
s’arrondir j ils étoient placés les
uns ſur les autres, & bien cimen-
tés ; le fond du fourneau étoit
élevé de terre d’un demi-pied;
il étoit placé ſur deux ou trois
rangs de briques épaiſſes, mais
peu larges ; autour du fourneau
étoit une enceinte de briques
bien maçonnée, laquelle avoit
en bas trois ou quatre ſoupiraux,
qui ſont comme les ſoufflets du
foyer. Cette enceinte laiſſoit juſ-
qu’au fourneau un vide d’un
demi pied, excepté en trois ou
quatre endroits qui étoient rem-

313Miſſionaires de la C. de J.

plis, & qui faiſoient comme les
éperons du fourneau. Je crois
qu’on élève en même tems &
le fourneau & l’enceinte, ſans
quoi le fourneau ne ſçauroit ſe
ſoutenir. Ou remplit le four-
neau de la porcelaine qu’on veut
cuire une ſeconde fois, en met-
tant en pile les petites pièces
dans les grandes, ai nſi que je
l’ai dit. Quand tout cela eſt fait,
on couvre le haut du fourneau
de pièces de poterie ſemblables
à celles du côté du fourneau :
ces pièces qui enjambent les unes
dans les autres, ſ’uniſſent étroi-
tement avec du mortier ou de
la terre détrempée. On laiſſe
ſeulement au milieu une ouver-
ture pour observer quand la
porcelaine eſt cuite. On allume
enſuite quantité de charbon ſous
le fourneau : on en allume pa-
reillement ſur la couverture,

314Lettres de quelques

d’où l’on en jette des monceaux
dans l’eſpace qui eſt entre l’en-
ceinte de brique et le fourneau.
L’ouverture qui eſt au-deſſus du
fourneau ſe couvre d’une pièce
de pot caſſé. Quand le feu eſt
ardent, on regarde de tems en
tems par cette ouverture, &
lorſque la porcelaine paroît écla-
tante et peinte de couleurs vives
& animées, on retire le braſier,
& enſuite la porcelaine.

Il me vient une pensée au ſu-
jet de ces couleurs qui ſ’incor-
porent dans une porcelaine déjà
cuite & verniſſée par le moyen
de la céruſe, à laquelle, ſelon les
Annales de Feou leam, on joi-
gnoit autrefois du ſalpêtre & de
la couperoƒe : ſi l’on employoit
pareillement de la céruſe dans
les couleurs dont on peint des
panneaux de verre, & qu’enſui-
te on leur donnât une eſpèce

315Miſſionaires de la C. de J.

de ſeconde cuiſſon, cette céruſe
ainſi employée, ne pourroit-elle
pas nous rendre le ſecret que’on
avoit autrefois de peindre le
verre ſans lui rien ôter de ſa
transparence. C’eſt dequoi on
pourra juger par l’épreuve.

Ce ſecret que nous avons per-
du, me fait ſouvenir d ’un autre
ſecret que les Chinois ſe plai-
gnent de n avoir plus; ils avoient
l’art de peindre ſur les côtés
d’une porcelaine, des poiſſons,
ou d’autres animaux , qu’on n’ap-
percevoit que lorſque la porce-
laine étoit remplie de quelque
liqueur. Ils appellent cette eſ-
pèce de porcelaine kia tzim, c’eſt-
à-dire, azur mis en preſſe, à cau-
ſe de la manière dont l’azur eſt
placé. Voici ce qui a été retenu
de ce ſecret; peut-être imagi-
nera-t-on en Europe ce qui eſt
ignoré des Chinois. La porce-

316Lettres de quelques

laine qu’on veut peindre ainſi,
doit être fort mince; quand elle
eſt ſèche, on applique la couleur
un peu forte, non en dehors, ſe-
lon la coûtume, mais en dedans
ſur les côtés : on y peint com-
munément des poiſſons, comme
ſ’ils étoient plus propres à ſe
produire, lorsqu’on remplit la
taſſe d’eau. La couleur une fois
ſéchée, on donne une légèr
couche d’une eſpèce de colle
fort déliée, faite de la terre mê-
me de la porcelaine. Cette cou-
che ſerre l’azur entre ces deux
eſpèces de lames de terre. Quand
la couche eſt ſèche, on jette
de l’huile en dedans de la porce-
laine ; quelque tems après on
la met ſur le moule et au tour.
Comme elle a reçu du corps par
le dedans, on la rend par de-
hors le plus mince qui ſe peut,
ſans percer juſqu’à la couleur:

317Miſſionaires de la C. de J.

enſuite on plonge dans l’huile
le dehors de la porcelaine. Lorſ-
que tout eſt ſec, on la cuit dans
le fourneau ordinaire. Ce tra-
vail eſt extrêmement délicat, &
demande une adreſſe que les
Chinois apparemment n’ont plus.
Ils tâchent néanmoins de tems
en tems de retrouver l’art de
cette peinture magique, mais c’eſt
en vain. L’un d’eux m’a aſſuré
depuis peu, qu’il avoit fait une
nouvelle tentative, & qu’elle lui
avoit preſque réuſſi.

Quoi qu’il en ſoit, on peut di-
re qu’encore aujourd’hui le bel
azur renaît ſur la porcelaine,
après en avoir diſparu. Quand
on l’a appliqué, ſa couleur eſt
d’un noir pâle; lorsqu’il eſt ſec,
& qu’on lui a donné l’huile, il
s’éclipse tout à fait, & la porce-
laine paroît toute blanche; les
couleurs ſont alors enſevelies

318Lettres de quelques

ſous le vernis; le feu les en fait
éclorre avec toutes leurs beau-
tés, de même à peu près que la
chaleur naturelle fait ſortir de
la coque les plus beaux papillons
avec toutes leurs nuances. J’a-
joûterai une circonſtance qui
n’eſt pas à omettre, c’eſt qu’a-
vant que de donner l’huile à la
porcelaine, on achève de la po-
lir, & de lui ôter les plus peti-
tes inégalités. On ſe ſert pour
cela d’un pinceau fait de petites
plumes très-fines; on humecte
le pinceau avec un peu d’eau, &
on le paſſe partout d’une main
légère.

Au reſte, il y a beaucoup d’art
dans la manière dont l’huile ſe
donne à la porcelaine, ſoit pour
n’en pas mettre plus qu"il ne faut,
ſoit pour la répandre également
de tous côtés. A la porcelaine
qui eſt fort mince et fort déliée,

319Miſſionaires de la C. de J.

on donne à deux fois deux cou-
ches légères d’huile; ſi les cou-
ches étoient trop épaiſſes, les
foibles parois de la taſſe ne pour-
roient les porter, & ils plieroient
ſur le champ. Ces deux couleurs
valent autant qu’une couche or-
dinaire d’huile, telle qu’on la
donne à la porcelaine fine, qui
eſt plus robuſte. Elles ſe mettent
l’une par aſpersion, & l’autre
par immersion. D abord on
prend d’une main la taſſe par le
dehors, & la tenant de biais ſur
l’urne où eſt le vernis, de l’au-
tre main on jette dedans autant
qu’il faut de vernis pour l’arro-
ƒer partout. Cela ſe fait de ſui-
te à un grand nombre de taſſes:
les premières ſe trouvant ſèches
en dedans, ou leur donne l’hui-
le au-dehors de la manière ſui-
vante : on tient une main dans
la taſſe, & la ſoûtenant avec un

320Lettres de quelques

petit bâton ſous le milieu de ſon
pied, on la plonge dans le vaſe
plein de vernis, d’où on la retire
auſſi-tôt.

J’ai dit plus haut que le pied
de la porcelaine demeuroit maſ-
ſif : en effet, ce n’eſt qu’après
qu’elle a reçu l’huile & qu’elle
eſt ſèche , qu’on la met ſur le
tour pour creuſer le pied, après
quoi on y peint un petit cercle,
& ſouvent une lettre Chinoiſe.
Quand cette peinture eſt ſèche,
on verniſſe le creux qu’on vient
de faire ſous la taſſe , & c’eſt la
dernière main. qu’on lui donne,
car auſſi-tôt après elle ſe porte du
laboratoire au fourneau, pour y
être cuite.

J’ai été ſurpris de voir qu’un
homme tienne en équilibre ſur
ſes épaules deux planches lon-
gues & étroites ſur leſquelles
ſont rangées les porcelaines, &

321Miſſionaires de la C. de J.

qu’il paſſe ai nſi par pluſieurs rues
fort peuplées ſans briſer ſa mar-
chandiſe. A la vérité, on évite
avec ſoin de le heurter tant ſoit
peu, car on ſeroit obligé de ré-
parer le tort qu’on lui aurait
fait; mais il eſt étonnant que le
porteur lui-même règle ſi bien
ſes pas & tous les mouvemens de
ſon corps, qu’il ne perde rien de
ſon équilibre.

L’endroit où ſont les four-
neaux présente une autre ſcène.
Dans une eſpèce de veſtibule
qui précède le fourneau, on voit
des tas de caiſſes et d’étuis faits
de terre, & deſtinés à renfermer
la porcelaine. Chaque pièce de
porcelaine, pour peu qu’elle ſoit
conſidérable, a ſon étui , les por-
celaines qui ont des couvercles
comme celles qui n’en ont pas :
Ces couvercles qui ne s’atta-
chent que foiblement à la par-

322Lettres de quelques

tie d’en-bas durant la cuiſſon,
ſ’en détachent aiſément par un
petit coup qu’on leur donne.
Pour ce qui eſt des petites por-
celaines, comme ſont les taſſes
à prendre du thé ou du choco-
lat , elles ont une caiſſe com-
mune à pluſieurs. L’ouvrier imi-
te ici la nature, qui pour cuire
les fruits & les conduire à une
parfaite maturité, les renferme
ſous une enveloppe , afin que la
chaleur du Soleil ne les pénètre
que peu à peu , & que ſon action
au-dedans ne ſoit pas trop inter-
rompue par l’air qui vient de de-
hors durant les fraîcheurs de la
nuit.

Ces étuis ont au-dedans une
eſpèce de petit duvet de ſable ;
on le couvre de pouſſière de kao
lin, afin que le ſable ne s’attache
pas trop au pied de la coupe qui
ſe place ſur ce lit de ſable, après

323Miſſionaires de la C. de J.

l’avoir preſſé en lui donnant la
figure du fond de la porcelaine ,
laquelle ne touche point aux pa-
rois de ſon étui. Le haut de cet
étui n’a point de couvercle ; un
ſecond étui de la figure du pre-
mier, garni pareillement de ſa
porcelaine , ſ’enchâſſe dedans de
telle ſorte qu’il le couvre tout-à-
fait ſans toucher à la porcelaine
d’en bas : & c’eſt ainſi qu’on rem-
plit le fourneau de grandes piles
de caiſſes de terre toutes gar-
nies de porcelaine. A la faveur
de ces voiles épais, la beauté ,
& ſi j’oſe m’exprimer ainſi, le
teint de la porcelaine n’eſt point
hâlé par l’ardeur du feu.
Au régard des petites pièces
de porcelaine qui ſont renfer-
mées dans de grandes caiſſes
rondes , chacune eſt posée ſur
une ſou-coupe de terre de l’é-
paiſſeur de deux écus , & de la

324Lettres de quelques

largeur de ſon pied ; ces baſes
ſont auſſi ſemées de pouſſière de
kao lin. Quand ces caiſſes ſont
un peu larges , on ne met point
de porcelaine au milieu , parce
qu’elle y ſeroit trop éloignée des
côtés, & que par-là elle pourroit
manquer de force , ſ’ouvrir &
s’enfoncer , ce qui feroit du ra-
vage dans toute la colomne. Il
eſt bon de ſçavoir que ces caiſ-
ſes ont le tiers d’un pied en hau-
teur , & qu’en partie elles ne ſont
pas cuites non plus que la porce-
laine. Néanmoins on remplit
entièrement celles qui ont déja
été cuites, & qui peuvent encore
ſervir.

Il ne faut pas oublier la manié-
re dont la porcelaine ſe met dans
ces caiſſes : l’Ouvrier ne la tou-
che pas immédiatement de la
main ; il pourroit ou la caſſer,
car rien n eſt plus fragile , ou la

325Miſſionaires de la C. de J.

faner, ou lui faire des inégali-
tés. C eſt par le moyen d’un pe-
tit cordon qu il la tire de deſſus
la planche. Ce cordon tient d’un
côté à deux branches un peu
courbées d une fourchette de
bois qu’il prend d’une main,
tandis que de l’autre il tient les
deux bouts du cordon croiſés &
ouverts ſelon la largeur de la
porcelaine ; c’eſt ai nſi qu’il l’en-
vironne , qu’il 1 élève douce-
ment , & qu’il la poſe dans la
caiſſe ſur la petite ſou-coupe.
Tout cela ſe fait avec une viteſſe
incroyable.

J’ai dit que le bas du fournean
a un demi pied de gros gravier ;
ce gravier ſert à aſſeoir plus sû-
rement les colonnes de porce-
laine , dont les rangs qui ſont au
milieu du fourneau, ont au moins
ſept pieds de hauteur. Les deux
caiſſes qui ſont au bas de cha-

326Lettres de quelques

que colomne ſont vuides, parce
que le feu n agit pas aſſez en bas ,
& que le gravier les couvre en
partie. C’eſt par la même rai-
ſon que la caiſſe qui eſt placée
au haut de la pile demeure vuide.
On remplit ai nſi tout le fourneau ,
ne laiſſant de vuide qu’à l’endroit
qui eſt immédiatement ſous le
ſoupirail.

On a ſoin de placer au milieu
du fourneau les piles de la plus
fine porcelaine ; dans le fond,
celles qui le ſont moins ; & à l’en-
trée on met celles qui ſont un
peu fortes en couleur , qui ſont
composées d’une matière où il
entre autant de pe tun tse que
de kao lin , & auſquelles on a
donné une huile faite de la pier-
re qui a des taches un peu noi-
res ou rouſſes, parce que cette
huile a plus de corps que l’autre.
Toutes ces piles ſont placées fort

327Miſſionaires de la C. de J.

près les unes des autres , & liées
en haut, en bas, & au milieu
avec quelques morceaux de ter-
re qu’on leur applique , de telle
ſorte pourtant que la flamme ait
un paſſage libre pour ſ’i nſinuer
également de tous côtés : &
peut-être eſt-ce-là à quoi l’œil
& l’habileté de l’ouvrier ſervent
le plus pour réuſſir dans ſon entre-
priſe , afin d éviter certains acci-
dens à peu près ſemblables à ceux
que cauſent les obſtructions dans
le corps de l’animal.

Toute terre n’eſt pas propre à
construire les caiſſes qui ren-
ferment la porcelaine ; il y en a
de trois ſortes qu’on met en uſa-
ge : l’une qui eſt jaune & aſſez
commune ; elle domine par la
quantité & fait la baſe. L’autre
s’appelle lao tou ; c’eſt une terre
forte. La troiſième, qui eſt une
terre huileuſe , ſe nomme yeou

328Lettres de quelques

tou. Ces deux ſortes de terres ſe
tirent en hyver de certaines mi-
nes fort profondes , où il n’eſt
pas poſſible de travailler pe-
dant l’été. ſi on les mêloit en par-
ties égales , ce qui coûteroit un
peu plus , les caiſſes dureroient
long-tems. On les apporte tou-
tes préparées d’un gros Village
qui eſt au bas de la rivière à une
lieue de King te tching. Avant
qu’elles ſoient cuites , elles ſont
jaunâtres : quand elles ſont cui-
tes, elles ſont d’un rouge fort
obſcur. Comme on va à l’épar-
gne, la terre jaune’y domine,
& c’eſt ce qui fait que les caiſ-
ſes ne durent guère que deux
ou trois fournées, après quoi
elles éclatent tout à fait. Si elles
ne ſont que légèrement félées
ou fendues y on les entoure d’un
cercle d’oſier ; le cercle ſe brûle,
& la caiſſe ſert encore cette

329Miſſionaires de la C. de J.

fois-là, ſans que la porcelaine
en ſouffre. Il faut prendre garde
de ne pas remplir une fournée
de caiſſes neuves, leſquelles
n’aient pas encore ſervi : il y en
faut mettre la moitié qui ayent
déjà été cuites. Celles-cy ſe pla-
cent en liaut & en bas ; au mi-
lieu des piles ſe mettent celles
qui ſont nouvellement faites.
Autrefois , ſelon l’Hiſtoire de
Feou leam, toutes les caiſſes ſe
cuiſoient a part dans un four-
neau , avant qu’on ſ’en ſervît
pour faire cuire la porcelai-
ne : ſans doute parce qu’alors on
avoit moins d’égard à la dépen-
ſe qu’à perfection de l’ouvra-
ge. Il n’en eſt pas tout à fait de
même à préſent, & cela vient
apparemment de ce que le nom-
bre des ouvriers en porcelaine
s’eſt multiplié à l’infini.

Venons maintenant à la con-

330Lettres de quelques

struction des fourneaux. On les
place au fond d’un aſſez long
veſtibule qui ſert comme de ſouf-
fletS, & qui en eſt la décharge.
Il a le même uſage que l’arche
des Verreries. Les fourneaux
ſont préſentement plus grands
qu’ils n’étoient autrefois. Alors ,
ſelon le Livre Chinois , ils n’a-
voient que ſix pieds de hauteur
& de largeur : maintenant ils
ſont hauts de deux braſſes, & ont
près de quatre braſſes de pro-
fondeur. La voûte auſſi bien que
le corps du fourneau eſt aſſez
épaiſſe pour pouvoir marcher
deſſus ſans être incommodé du
feu : cette voûte n’eſt en dedans
ni plate , ni formée en pointe :
elle va en ſ’allongeant, & elle
ſe rétrécit à meſure qu’elle ap-
proche du grand ſoupirail qui
eſt à l’extrémité , & par où ſor-
tent les tourbillons de flamme &

331Miſſionaires de la C. de J.

de fumée. Outre cette gorge , le
fourneau a ſur ſa tête cinq peti-
tes ouvertures qui en ſont com-
me les yeux: on les couvre de
quelques pots caſſés, de telle
ſorte pourtant qu’ils ſoulagent
l’air & le feu du fourneau. C’eſt
par ces yeux qu’on juge ſi la por-
celaine eſt cuite : on découvre
l’œil qui eſt un peu devant le
grand ſoupirail , & avec une
pincette de fer l’on ouvre une
des caiſſes. La porcelaine eſt en
état, quand on voit un feu clair
dans le fourneau , quand toutes
les caiſſes ſont embraſées , &
ſur-tout quand les couleurs fail-
liſſent avec tout leur éclat. Alors
on diſcontinue le feu , & l’on
achéve de murer pour quelque
tems la porte du fourneau. Ce
fourneau a dans toute ſa largeur
un foyer profond et large d’un
ou de deux pieds, on le paſſe

332Lettres de quelques

ſur une planche pour entrer
dans la capacité du fourneau, &
y ranger la porcelaine. Quand
on a allumé le feu du foyer, on
mure auſſi-tôt la porte, n’y laiſ-
ſant que l’ouverture néceſſaire
pour y jeter des quartiers de
gros bois longs d’un pied, mais
aſſez étroits. On chauffe d’abord
le fourneau pendant un jour &
une nuit ; enſuite deux hommes
qui ſe relèvent, ne ceſſent d’y
jeter du bois : on en brûle com-
munément pour une fournée
juſqu’à cent quatre-vingt char-
ges. A en juger par ce qu’en dit
le Livre Chinois , celte quantité
ne devroit pas être ſuffiſante :
il aſſure qu’anciennement on
brûloit deux cens quarante
charges de bois , & vingt de plus
ſi le tems étoit pluvieux, bien
qu’alors les fourneaux fuſſent
moins grands de la moitié que

333Miſſionaires de la C. de J.

ceux-cy. On y entretenoit d’a-
bord un petit feu pendant ſept
jours & ſept nuits ; le huitiéme
jour, on faiſoit un feu très-ar-
dent; & il eſt à remarquer que
les caiſſes de la petite porce-
laine étoient déjà cuites à part,
avant que d’entrer dans le four-
neau : auſſi faut-il avouer que
l’ancienne porcelaine avoit bien
plus de corps que la moderne.
On observoit encore une cho-
ſe qui ſe néglige aujourd’hui :
quand il n’y avoit plus de feu
dans le fourneau , on ne dému-
roit la porte qu’après dix jours
pour les grandes porcelaines, &
après cinq jours pour les petites :
maintenant on diffère à la véri-
té de quelques jours à ouvrir le
fourneau, & à en retirer les gran-
des pièces de porcelaine : car
ſans cette précaution elles écla-
teroient ; mais pour ce qui eſt

334Lettres de quelques

des petites, ſi le feu a été éteint
à l’entrée de la nuit, on les re-
tire dès le lendemain. Le deſſein
apparemment eſt d épargner le
bois pour une ſeconde fournée.
Comme la porcelaine eſt brû-
lante , l’ouvrier qui la retire,
ſ’aide , pour la prendre , de lon-
gues écharpes pendues à ſon
col.

J’ai été ſurpris d’apprendre
qu’après avoir brûlé dans un
jour à l’entrée du fourneau juſ-
qu’à cent quatre-vingts charges
de bois , cependant le lendemain
on ne trouvoit point de cendre
dans le foyer. Il faut que ceux
qui ſervent ces fourneaux ſoient
bien accoûtumés au feu : on dit
qu’ils mettent du ſel dans leur
thé , afin d’en boire tant qu’ils
veulent ſans en être incommo-
dés; j’ai peine à comprendre
comment il ſe peut faire que

335Miſſionaires de la C. de J.

cette liqueur ſalée les déſaltère.

Après ce que je viens de rap-
porter , on ne doit pas être ſur-
pris que la porcelaine ſoit ſi ché-
re en Europe : on le ſera encore
moins , quand on ſçaura qu’ou-
tre le gros gain des Marchands
Européans , & celui que font ſur
eux leurs Commiſſionnaires Chi-
nois , il eſt rare qu’une fournée
réuſſiſſe entiérement; que ſou-
vent elle eſt toute perdue, &
qu’en ouvrant le fourneau on
trouve les porcelaines & les
caiſſes réduites en une maſſe
dure comme un rocher; qu’un
trop grand feu ou des caiſſes
mal conditionnées peuvent tout
ruiner ; qu’il n’eſt pas aiſé de ré-
gler le feu qu’on leur doit don-
ner ; que la nature du tems
change en un inſtant l’action du
feu, la qualité du ſujet ſur le-
quel il agit , & celle du bois qui

336Lettres de quelques

l’entretient. Ainſi, pour un ou-
vrier qui ſ’enrichit, il y en a cent
autres qui ſe ruinent, & qui ne
laiſſent pas de tenter fortune,
dans l’eſpérance dont ils ſe flat-
tent de pouvoir amaſſer de quoi
élever une Boutique de Mar-
chand.

D’ailleurs , la porcelaine qu’on
transporte en Europe , ſe fait preſ-
que toûjours ſur des modéles
nouveaux , ſouvent bizarres , &
oit il eſt difficile de réuſſir : pour
peu qu’elle ait de défaut, elle eſt
rebutée des Européans qui ne
veulent rien que d’achevé, &
dès-là elle demeure entre les
mains des ouvriers , qui ne peu-
vent la vendre aux Chinois, par-
ce qu’elle n’eſt pas de leur goût.
Il faut par conséquent que les
pièces qu’on prend, portent les
frais de celles qu’on rebute.

Selon l’Hiſtoire de King te Tching

337Miſſionaires de la C. de J.

le gain qu’on faiſoit autrefois
étoit beaucoup plus conſidéra-
ble que celui qui ſe fait mainte-
nant, c’eſt ce qu’on a de la pei-
ne à croire : car il ſ’en faut bien
qu il ſe fît alors un ſi grand dé-
bit de porcelaine en Europe. Je
crois pour moi que cela vient de
ce que les vivres ſont mainte-
nant bien plus chers, de ce que
le bois ne ſe tirant plus des mon-
tagnes voiſines qui ſont épuiſées,
on eſt obligé de le faire venir
de fort loin et à grands frais; de
ce que le gain eſt partagé main-
tenant entre trop de peron-
nes; & qu’enfin les Ouvriers ſont
moins habiles qu’ils ne l’étoient
dans ces tems reculés, & que
par-là ils ſont moins ſûrs de
réuſſir. Cela peut venir encore
de l’avarice des Mandarins, qui
occupant beaucoup d’Ouvriers à
ces ſortes d’ouvrages, dont ils

338Lettres de quelques

font des présens à leurs Protec-
teurs de la Cour, payent mal les
ouvriers; ce qui cauſe le renché-
riſſement des marchandiſes & la
pauvreté des Marchands.

J’ai dit que la difficulté qu’il
y a d’exécuter certains modèles
venus d’Europe, eſt une des cho-
ſes qui augmentent le prix de la
porcelaine : car il ne faut pas
croire que les Ouvriers puiſſent
travailler ſur tous les modèles
qui leur viennent des pays é-
trangers. Il y en a d’impratica-
bles à la Chine, de même qu’il
ſ’y fait des ouvrages qui ſurpren-
nent les étrangers , & qu’ils ne
croyent pas poſſibles. En voici
quelques exemples. J’ai vû ici
un fanal ou une groſſe lanterne
de porcelaine, qui étoit d’une
ſeule pièce, an travers de laquel-
le un flambeau éclairoit toute
une chambre : cet ouvrage fut

339Miſſionaires de la C. de J.

commandé, il y a ſept ou huit
ans , par le Prince héritier. Ce
même Prince commanda auſſi
divers instrumens de Muſique ,
entre autres une eſpèce de peti-
te orgue appelé tseng, qui a
près d’un pied de hauteur, &
qui eſt compoſée de quatorze
tuyaux, dont l’harmonie eſt aſ-
ſez agréable; mais ce fut inuti-
lement qu’on y travailla. On
réuſſit mieux aux flûtes douces,
aux flageollets , & à un autre
instrument nommé yun lo,
qui eſt composé de diverses pe-
tites plaques rondes mi peu con-
caves, dont chacune rend un
ſon particulier : on en ſuſpend
neuf dans un cadre à divers
étages qui ſe touchent avec des ba-
guettes comme le tympanon ; il
le fait un petit carrillon qui s’ac-
corde avec le ſon des autres in-
ſtrumens, & avec la voix des

340Lettres de quelques

Muſiciens. Il a fallu, dit-on , fai-
re beaucoup d’épreuves, afin de
trouver l’épaiſſeur et le degré de
cuiſſon convenables, pour avoir
tous les tons néceſſaires à un ac-
cord. Je m’imaginois qu’on avoit
le ſecret d’insérer un peu de mé-
tal dans le corps de ces porce-
laines , pour varier les ſons ; mais
on m’a détrompé ; le métal eſt
ſi peu capable de ſ allier avec la
porcelaine, que ſi 1 on mettoit
un denier de cuivre au haut
d’une pile de porcelaine placée
dans le four, ce denier venant
à ſe fondre , perceroit toutes les
caiſſes & toutes les porcelaines
de la colonne, qui ſe trouve-
roient toutes avoir un trou au
milieu. Rien ne fait mieux voir
quel mouvement le feu donne à
tout ce qui eſt renfermé dans le
fourneau; auſſi aſſure-t-on que
tout y eſt comme fluide et flot-
tant.

341Miſſionaires de la C. de J.

 Pour revenir aux ouvrages des

Chinois un peu rares, ils réuſ-
ſiſſent principalement dans les
groteſques & dans la repréſen-
tation des animaux : les Ouvriers
font des canards et des tortues
qui flottent ſur l’eau. J’ai vu un
chat peint au naturel ; on avoit
mis dans ſa tête une petite lamp-
e dont la flamme formait les
deux yeux, & l’on m’aſſura que
pendant la nuit les rats en étoient
épouvantés. On fait encore ici
beaucoup de ſtatues de Kouan in
( c’eſt une Déeſſe célèbre dans
toute la Chine ) on la repréſente
tenant un enfant entre ſes bras,
& elle eſt invoquée par les fem-
mes ſtériles qui veulent avoir des
enfans. Elle peut être comparée
aux ſtatues antiques que nous
avons de Vénus & de Diane,
avec cette différence que les ſta-
tues de Kouan in ſont très-mo-
deſtes.

342Lettres de quelques

 Il y a une autre eſpèce de por-

celaine dont l’exécution eſt très
difficile, & qui par-la devient
fort rare. Le corps de cette por-
celaine eſt extrêmement délié, &
la ſurface en eſt très-unie au-de-
dans & au-dehors : cependant on
y voit des moulures gravées, un
tour de fleurs, par exemple, &
d’autres ornemens ſemblables.
Voici de quelle manière on la tra-
vaille. Au ſortir de deſſus la roue,
on l’applique ſur un moule, où
ſont des gravures qui ſ’y impri-
ment en-dedans: en-dehors, on
la rend fine & la plus dé-
liée qu’il eſt poſſible en la travail-
lant au tour avec le ciſeau ; après
quoi on lui donne l ’huile, & on
la cuit dans le fourneau ordi-
naire.

Les Marchands Européans de-
mandent quelquefois aux Ou-
vriers Chinois des plaques de

343Miſſionaires de la C. de J.

porcelaine, dont une pièce faſſe
le deſſus d’une table et d’une
chaiſe, ou des cadres de ta-
bleau : ces ouvrages ſont impoſ-
ſibles : les plaques les plus lar-
ges & les plus longues ſont d’un
pied ou environ : ſi on va au-de-
là, quelque épaiſſeur qu’on leur
donne, elles ſe dé jettent: l’é-
paiſſeur même ne rendroit pas
plus facile l ’exécution de ces ſor-
tes d’ouvrages, & c’eſt pourquoi
au lieu de rendre ces plaques
épaiſſes, on les fait de deux ſu-
perficies qu’on unit en laiſſant le
dedans vide : on y met ſeu-
lement une traverse , & l’on fait
aux deux côtés deux ouvertures
pour les enchâſſer dans des ou-
vrages de menuiſerie, ou dans le
doſſier d une chaiſe , ce qui a ſon
agrément.

L’Hiſtoire de King te Tching par-
le de divers ouvrages ordonnés

344Lettres de quelques

par des Empereurs, qu ’on s’effor-
ça vainement d’exécuter. Le pé-
re de l’Empereur régnant com-
manda des urnes à peu près de
la figure des caiſſes où nous
mettons des oranges, c’étoit ap-
paremment pour y nourrir de
petits poiſſons rouges, dorés &
argentés, ce qui fait un orne-
ment des maiſons; peut-être
auſſi vouloit-il ſ’en ſervir pour y
prendre le bain : car elles de-
voient avoir trois pieds et demi
de diamètre y et deux pieds et de-
mi de hauteur ; le fond devoit
être épais d’un demi-pied, &
les parois d’un tiers de pied. On
travailla trois ans de ſuite a ces
ouvrages , & l’on fit juſqu’à deux
cents urnes ſans qu’une ſeule pût
réuſſir. Le même Empereur or-
donna des plaques pour des
devants de galerie ouverte; cha-
que plaque devoit être haute de

345Miſſionaires de la C. de J.

trois pieds, large de deux pieds
demi, & épaiſſe d’un demi-
pied: tout cela, diſent les An-
ciens de King te tching, ne put
s’éxécliter, & les mandarins de
cette province présentèrent une
requête à l’Empereur, pour le
ſupplier de faire ceſſer ce tra-
vail.

Cependant les Mandarins, qui
ſavent quel eſt le génie des Euro-
péans eu fait d’invention, m’ont
quelquefois prié de faire venir
d’Europe des deſſeins nouveaux
& curieux, afin de pouvoir pré-
senter à l’Empereur quelque cho-
ſe de ſingulier. D’un autre côté,
les Chrétiens me preſſoient fort
de ne point fournir de ſembla-
bles lnodèles : car les Mandarins
ne ſont pas tout à fait ſi faciles
à ſe rendre que nos Marchands,
lorsque les ouvriers leur diſent
qu’un ouvrage eſt impraticable,

346Lettres de quelques

& il y a ſouvent bien des baſton-
nades données, avant que le man-
darin abandonne un deſſein dont
il ſe promettoit de grands avan-
tages.

Comme chaque profeſſion a
ſon Idole particulière, & que la
divinité ſe communique ici auſ-
ſi facilement que la qualité de
comte & de marquis ſe donne
en certains pays d’Europe , il
n’eſt pas ſurprenant qu’il y ait
un Dieu de la Porcelaine. Le
Pou sa ( c’eſt le nom de cette Ido-
le ) doit ſon origine à ces ſortes
de deſſeins qu’il eſt impoſſible
aux Ouvriers d’exécuter. On dit
qu’autrefois un Empereur vou-
lut absolument qu ’on lui fît des
porcelaines ſur un modèle qu’il
donna : on lui représenta diver-
ses fois que la choƒe étoit im-
poſſible; mais toutes ces remon-
trances ne ſervirent qu’à exciter

347Miſſionaires de la C. de J.

de plus en plus ſon envie. Les
Empereurs ſont durant leur vie
les divinités les plus redoutées
à la Chine, & ils croient ſou-
vent que rien ne doit ſ’oppoſer
à leurs ,désirs. Les officiers re-
doublèrent donc leurs ſoins, &
ils uſèrent de toutes ſortes de ri-
gueurs à l’égard des Ouvriers. Ces
malheureux dépensaient leur ar-
gent, ſe don noient bien de la
peine , & ne recevoient que des
coups. L’un d’eux , dans un mou-
vement de déseſpoir, ſe lança
dans le fourneau allumé , & il y
fut consumé à l’instant. La por-
celaine qui ſ’y cuiſoit en ſortit,
dit-on, parfaitement belle et au
gré de l’Empereur, lequel n’en
demanda pas davantage. Depuis
ce tems-là, cet infortuné paſſa
pour un Héros, & il devint dans
la ſuite l’Idole qui préſide aux
travaux de la Porcelaine. Je ne

348Lettres de quelques

ſçache pas que ſon élévation ait
porté d’autres Chinois à prendre
la même route en vue d’un ſem-
blable honneur.

La porcelaine étant dans une
ſi grande eſtime depuis tant de
ſiècles, peut-être ſouhaiteroit-on
ſavoir en quoi celle des pre-
miers tems diffère de celle de
nos jours, & quel eſt le juge-
ment qu’en portent les Chinois.
Il ne faut pas douter que la Chine
n’ait ſes Antiquaires , qui ſe pré-
viennent en faveur des Anciens
ouvrages. Le Chinois même eſt
naturellement porté à reſpecter
l’antiquité : on trouve pourtant
des défenseurs du travail moder-
ne ; mais il n’en eſt pas de la por-
celaine comme des médailles an-
tiques, qui donnent la ſcience
des tems reculés. La vieille por-
celaine peut être ornée de quel-
ques caractères Chinois, mais qui

349Miſſionaires de la C. de J.

ne marquent aucun point d’hiſ-
toire; ainſi les Curieux n’y peu-
vent trouver qu’un goût et des
couleurs qui la leur font préférer
à celle de nos jours. Je crois avoir
ou dire, lorsque j’étois en Euro-
pe, que la porcelaine, pour avoir
ſa perfection , devoit avoir été
long-tems ensevelie en terre : c’eſt
une fauſſe opinion dont les Chi-
nois ſe moquent. L’Hiſtoire de
King te tching, parlant de la plus
belle porcelaine des premiers
temps, dit qu’elle étoit ſi recher-
chée, qu’à peine le fourneau étoit-
il ouvert, que les Marchands ſe
diſputoient à qui ſeroit le premier
partagé. Ce n’eſt pas là ſuppoſer
qu’elle dût être enterrée.

Il eſt vrai qu’en creuſant dans
les ruines des vieux bâtimens,
& ſurtout en nettoyant de vieux
puits abandonnés, on y trouve
quelquefois de belles piéces de

350Lettres de quelques

porcelaine qui y ont été cachées
dans des tems de révolution :
cette porcelaine eſt belle, parce
qu’alors on ne ſ’aviſoit guère
d’enfouir que celle qui étoit pré-
cieuſe, afin de la retrouver après
la fin des troubles. Si elle eſt eſt-
imée, ce n’eſt pas parce qu’elle
a acquis dans le ſein de la terre
quelque nouveau degré de beau-
té , mais c’eſt parce que ſon
ancienne beauté ſ’eſt conservée, &
cela ſeul a ſon prix à la Chine,
où l’on donne de groſſes ſommes
pour les moindres uſtenſi-
les de ſimple poterie dont ſe ſer-
voient les Empereurs Yao &
Chun, qui ont régné pluſieurs ſié-
cles avant la Dynaſtie des Tang,
auquel tems la porcelaine commen-
ça d’être à l’uſage des Em-
pereurs. Tout ce que la porce-
laine acquiert en vieilliſſant dans
la terre, c’eſt quelque change-

351Miſſionaires de la C. de J.

ment qui ſe fait dans ſon colo-
ris, ou ſi vous voulez, dans ſon
teint, qui fait voir qu’elle eſt
vieille. La même choſe arrive au
marbre & à l’ivoire, mais plus
promptement, parce que le ver
nis empêche l’humidité de ſ’y
inſinuer ſi aiſément dans la por-
celaine. Ce que je puis dire, c’eſt
que j ai trouvé dans de vieille
maſures des pièces de porcelaine
qui étoient probablement fort an-
ciennes, & je n’y ai rien remar-
qué de particulier. S’il eſt vrai
qu’en vieilliſſant elles ſe ſoient
perfectionnées, il faut qu’au ſor-
tir des mains de l’ouvrier elles
n’égalaſſent pas la porcelaine qui
ſe fait maintenant. Mais, ce que
je crois, c’eſt qu’alors comme
à préſent, il y avoit de la por-
celaine de tout prix. Selon les
Annales de King te tching, il y a eu
autrefois des urnes qui ſe ven-

352Lettres de quelques

doient chacune juſqu’à 58 & 59
taëls, c’eſt-à-diré plus de 80
écus. Combien ſe ſerùient-elles
vendues en Europe ? Auſſi, dit
le livre, y avoit-il un fourneau
fait exprès pour chaque urne de
cette valeur, & la dépense n’y
étoit pas épargnée.

Le mandarin de King te tching,
qui m’honore de ſon amitié, fait
à ſes protecteurs de la Cour des
préſens de vieille porcelaine,
qu’il a le talent de faitè lui-mê-
me. Je veux dire qu’il a trouvé
l’art d’imiter , l’ancienne porce-
laine , ou du moins celle de la
baſſe antiquité ; il emploie à cet
effet quantité d ouvriers. La ma-
tière de ces faux Kou tong, c’eſt-
à-dire dé ces antiques contrefai-
tes, eſt une terre jaunâtre qui ſe
tire d’un endroit aſſez près de
King te Tchting nommé Ma ngan
Chan. Elles ſont fort épaiſſes. Le

353Miſſionaires de la C. de J.

Mandarin m’a donné une aſſiet-
te de ſa façon qui pèſe autant que
dix des ordinaires. Il n’y a rien
de particulier dans le travail de
ces ſortes de porcelaines, ſinon
qu’on leur donne une huile faite
de pierre jaune, qu’on mêlée avec
l’huile ordinaire, en ſorte que
cette dernière domine : ce mé-
lange donne à la porcelaine la
couleur d’un vert de mer. Quand
elle a été cuite, on la jette dans
un bouillon très-gras fait de
chapons et d’autre viande : elle
s’y cuit une ſeconde fois, après
quoi on la met dans un égout
le plus bourbeux qui ſe puiſſe
trouver, où on la laiſſe un mois
& davantage. Au ſortir de cet
égoût, elle paſſe pour être de
trois ou quatre cents ans, ou du
moins de la Dynaſtie précéden-
te des Ming, où les porcelaines
de cette couleur et de cette épaiſ-

354Lettres de quelques

ſeur étoient eſtimées à la Cour.
Ces fauſſes antiques ſont encore
ſemblables aux véritables, en ce
que lorsqu’on les frappe, elles
ne résonnent point, & que ſi on
les applique auprès de l’oreille,
il ne ſ’y fait aucun bourdonne-
ment.

On m’a apporté des débris
d’une groſſe boutique, une peti-
te aſſiette que j’eſtime beaucoup
plus que les plus fines porcelai-
nes faites depuis mille ans. On
voit peint au fond de l’aſſiette
un Crucifix entre la ſainte-Vier-
ge et ſaint Jean, on m a dit qu’on
pourtant autrefois au Japon, de ces
porcelaines, mais qu’il ne ſ’en fait
plus depuis ſeize à dix-sept ans.
Apparemment que les Chrétiens
du Japon ſe ſei voient de cette
induſtrie durant la perſécution,
pour avoir des images de nos
Mystères : ces porcelaines con-

355Miſſionaires de la C. de J.

fondues dans des caiſſes avec
les autres, échappoient à la re-
cherche des ennemis de la Re-
ligion : ce pieux artifice aura été
découvert dans la ſuite, & ren-
du inutile par des recherches
plus exactes; et c’eſt ce qui fait
ſans doute qu’on a diſcontinué
à King te tching ces ſortes d’ou-
vrages.

On eſt preſque auſſi curieux à la
Chine des verres et des crYſtaux
qui viennent d’Europe , qu’on
l’est d’en Europe des porcelaines
de la Chine: cependant, quelque
eſtime qu’en faſſent les Chinois,
ils n’en ſont pas venus encore
juſqu’à traverser les mers pour
chercher du verre en Europe;
ils trouvent que leur porcelaine
eſt plus d’uſage : elle ſouffre les
liqueurs chaudes; on peut tenir
une taſſe de thé bouillant ſans
ſe brûler, ſi on la ſçait prendre

356Lettres de quelques

à la Chinoiſe; ce qu’on ne peut pas
faire, même avec une taſſe d’ar-
gent de la même épaiſſeur & de
la même figure. La porcelaine
éclat ai nſi que le verre, &
ſi elle eſt moins transparente,
elle eſt auſſi moins fragile. Ce qui
arrive au verre qui eſt fait tout
récemment, arrive pareillement
à la porcelaine; rien ne marque
mieux une constitution de par-
ties à peu près ſemblables ;
la bonne porcelaine a un ſon clair
comme le verre ; ſi le verre ſe
taille avec le diamant, on ſe ſert
auſſi du diamant pour réunir en-
semble et coudre en quelque ſor-
te des pièces de porcelaine caſ-
ſées; c’eſt même un métier à la
Chine: on y voit des Ouvriers
uniquement occupés à remettre
dans leur place des pièces bri-
ſées: ils ſe ſervent du diamant
comme d’une aiguille pour faire

357Miſſionaires de la C. de J.

de petits trouſ au corps de la
porcelaine, où ils entrelacent un
fil de laiton très-délié, & par là
ils mettent la porcelaine en état
de ſervir, ſans qu’on ſ’aperçoi-
ve preſque de l’endroit où elle a
été caſſée.

Je dois avant que de finir
cette Lettre , qui vous par-
oîtra peut-être trop longue, éclaircir
un doute que j’ai infailliblement
fait naître. J’ai dit qu’il vient ſans
ceſſe à King te tching des barques
chargées de pe tun tse et de kao
lin, & qu’après les avoir puri-
fiés, le marc qui en reſte ſ’accu-
mule à la longue, & forme de
fort grands monceaux. J’ai ajoû-
té qu’il y a trois mille fourneaux
à King te tching; que ces four-
neaux ſe rempliſſent de caiſſes
et de porcelaines; que ces caiſ-
ſes ne peuvent ſervir au plus que
trois ou quatre fournées, & que

358Lettres de quelques

ſouvent toute une fournée eſt
perdue. Il eſt naturel qu’on me
demande après cela quel eſt
1’abîme où, depuis près de trei-
ze cents ans, on jettent tous ces dé-
bris de porcelaine & de four-
neaux ſans qu’il ait encore été
comblé.

La ſituation même de King te
tching, & la manière dont l’a
conſtruit, donneront l’éclairciſ-
ſement qu’on ſouhaite. King te
tching, qui n’étoit pas fort éten-
du dans ſes commencemens, ſ’eſt
extrêmement accru par le grand
nombre des édifices qu’on y a
bâtis, & qu’on y bâtit encore
tous les jours : chaque édifice eſt
environné de murailles: les bri-
ques dont ces murailles ſont con-
struites, ne ſont pas couchées
de plat les unes ſur les autres,
ni cimentées comme les ouvra-
ges de maçonnerie d’Europe: les

359Miſſionaires de la C. de J.

murailles de la Chine ont plus de
grâce & moins de ſolidité. De
longues & de larges briques in-
cruſtent, pour ainſi dire, la mu-
raille: chacune de ces briques
en a une à ſes côtés, il n’en pa-
roît que l’extrémité à fleur de
la brique du milieu, & l’une &
l’autre ſont comme les deux épe-
rons de cette brique. Une peti-
te couche de chaux, miſe autour
de la brique du milieu, lie toutes
ces briques enſemble : les bri-
ques ſont diſposées de la même
manière au revers de la murai-
le; ces murailles vont en s’étré-
ciſſant à meſure qu’elles s’élé-
vent, de ſorte qu’elles n’ont gué-
re au haut que la longueur &
la largeur d’une brique; les épe-
rons ou les briques qui ſont en
travers, ne répondent nulle part
à celles du côté opposé. Par-là
le corps de la muraille eſt com-

360Lettres de quelques

me une eſpèce de coffre vuide.
Quand on a fait deux ou trois
rangs de briques placées ſur des
fondemens peu profonds, on
comble le corps de la muraille
de pots caſſés, ſur leſquels on
verse de la terre délayée, en for-
me de mortier un peu liquide. Ce
Mortier lie le tout et n’en fait
qu’une maſſe, qui ſerre de tou-
tes parts les briques de traver-
se; & celles-ci ſerrent celles du
milieu, leſquelles ne portent que
ſur 1 épaiſſeur des briques qui
ſont au-deſſous. De loin, ces mu-
railles me parurent d’abord fai-
tes de belles pierres griſes, car-
rées & polies avec le ciſeau. Ce
qui eſt ſurprenant, c’eſt que ſi
l’on a ſoin de bien couvrir le haut
de bonnes tuiles, elles durent
juſqu à cent ans : à la vérité, el-
les ne portent point le poids de
la Charpente, qui eſt ſoûtenue

361Miſſionaires de la C. de J.

par des colomnes de gros bois,
elles ne ſervent qu’à environner
les bâtimens et les jardins. Si
l’on eſſayoit en Europe de faire
de ces ſortes de murailles à la
Chinoiſe, on ne laiſſeroit pas d’é-
pargner beaucoup, ſurtout en
certains endroits.

On voit déjà ce que devien-
nent en partie les débris de la
porcelaine et des fourneaux. Il
faut ajouter qu’on les jette d’or-
dinaire ſur les bords de la riviè-
re qui paſſe au bas de King te
tching : il arrive par-là qu’à la
longue on gagne du terrain ſur
la rivière. Ces décombres hume-
ctés par la pluie, & battus par
les paſſans, deviennent d’abord
des places propres à tenir le mar-
ché, enſuite on en fait des rues.
Outre cela, dans les grandes
crues d’eau, la rivière entraîne
beaucoup de ces porcelaines bri-

362Lettres de quelques

ſées : on diroit que ſon lit en eſt
tout pavé, ce qui ne laiſſe pas
de réjouir la vue. De tout ce
que je viens de dire, il eſt aiſé
de juger quel eſt l’abyme où
depuis tant de ſiècles on jette
tous ces débris de fourneaux &
de porcelaine.

Mais pour peu qu’un Miſſion-
naire ait de zèle, il ſe préſente
à ſon eſprit une pensée bien af-
fligeante. Quel eſt l’Abîme, me
diſ-je ſouvent à moi - même,
où ſont tombés tant de millions
d’hommes qui, durant cette lon-
gue ſuite de ſiècles, ont peuplé
King te tching. On voit toutes les
montagnes des environs couvertes
de ſépulcres : au bas d’une
de ces montagnes, eſt une foſſe
fort large, environnée de hautes
murailles; c’eſt là que ſont jetés les
corps des pauvres qui n’ont pas
de quoi avoir un cercueil, ce

363Miſſionaires de la C. de J.

qu’on regarde ici comme le plus
grand de tous les malheurs; cet
endroit ſ’appelle ouan min kem,
c’eſt-à-dire, foſſe à l’infini,
foſſe pour tout un monde. Dans les
tems de peſte, qui fait preſque
tous les ans de grands ravages
dans un lieu ſi peuplé, cette lar-
ge foſſe engloutit bien des corps,
ſur leſquels on jette de la chaux
vive, pour consumer les chairs.
Vers la fin de l’année, en hy-
ver, les Bonzes, par un acte de
charité fort intéreſſée, car il eſt
précédé d’une bonne quête,
viennent retirer les oſſemens
pour faire place à d’autres, &
ils les brûlent durant une eſpèce
de ſervice qu’ils font pour ces
malheureux défunts.

De cette ſorte, les montagnes
qui environnent King te tching,
présentent à la vûe la terre où
ſont rentrés les corps de tant

364Lettres de quelques

de millions d’hommes qui ont
ſubi le ſort de tous les mor-
tels. Mais, quel eſt l’abîme où
leurs âmes ſont tombées, & quoi
de plus capable d’animer le zé-
le d’un Miſſionnaire pour tra-
vailler au ſalut de ces Infidéles,
que la perte irréparable de tant
d’âmes pendant une ſi longue
ſuite de ſiècles ! King te tching eſt
redevable aux libéralités de M. le
Marquis de Broiſſia, d’une Egli-
ſe qui a un troupeau nombreux,
lequel ſ’augmente conſidérable-
ment chaque année. Plaiſe au
Seigneur de verser de plus en
plus ſes bénédictions ſur ces nou-
veaux Fidèles ! Je les recomman-
de à vos prières. ſi elles étoient
ſoutenues de quelques ſecours
pour augmenter le nombre des
Catéchiſtes, on ſeroit édifié à
la Chine de voir que ce n’eſt pas
ſeulement le luxe & la cupidité

365Miſſionaires de la C. de J.

des Européans qui font paſſer
leurs richeſſes juſqu’à King te
tching; mais qu’il ſe trouve des
perſonnes zélées qui ont des deſ-
ſeins beaucoup plus nobles, que
ceux qui en font venir des bi-
joux ſi fragiles. Je ſuis avec bien
du reſpect, etc.

MON REVEREND PERE,

Votre très-humble & très-
obeſſiesant ferviteur en N.S.
d’Entrecolles, Miſſionaire
de la Compagnie de Jésus.

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